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mercredi 26 août 2009

"Le Sommeil du caïman", d'Antonio Soler



Ce blog a décidé de s'associer à un projet ambitieux : chroniquer l'ensemble des sites de la rentrée littéraire ! Vous retrouverez donc aussi cette chronique sur le site Chroniques de la rentrée littéraire qui regroupe l'ensemble des chroniques réalisées dans le cadre de l'opération. Pour en savoir plus c'est ici.

Antonio Soler est un romancier espagnol né en 1956, en pleine période du franquisme. Franquisme, de Franco (pour les plus jeunes). Franco, si, vous savez bien, virulent anti-communiste, et qui, de 1939 à 1975, a gouverné son pays d’une main de fer. Ceci ayant été éclairci, reprenons. Quelques livres ont suffi à Antonio Soler pour que ce natif de Malaga, au sud de la péninsule ibérique, devienne un des meilleurs écrivains contemporains. Comme quoi, on peut être prophète dans son pays. Prix Herralde de la literatura et prix de la critica en 1996 pour son troisième roman Les Danseuses mortes, prix Primavera en 1999, il obtient en 2004, à l’occasion du Chemin des Anglais, le prix Nadal, autrement dit : le prix Goncourt espagnol. Antonio Soler est un homme de prix. Sept livres, quatre prix – au moins. Et pour cette cinquième traduction chez Albin Michel, depuis 1999 et Les Héros de la frontière, on ne sera pas étonné de le voir récompensé en France. Le prix Médicis étranger, et pourquoi pas ? Bah, pourquoi celui-là et pas un autre ? Parce que Renaudot n’a rien d’un prince toscan.

— Mais il n’y a pas de prix Renaudot attribué à un roman étranger !

— Vous voyez donc bien que ce serait, en plus, absurde.

Dans ce nouveau roman publié en France et dont le titre espagnol est El sueño del caimán, le narrateur, réceptionniste de l’hôtel Regina à Toronto, au Canada (je précise), croit reconnaître dans l’identité d’un client l’homme qui a bouleversé sa vie : « Luis Bielsa. Il a un passeport espagnol. Il vit à Barcelone. Il est né en 1919. Soixante-seize ans. » Et du trouble à cette certitude, notre vieil homme en exil, dont on ne connaîtra jamais le nom (à moins d’une erreur d’inattention de notre part) va nous raconter et écrire sa vie, nous donner la raison qui l’a mené au Canada (« dans ce pays qui n’est ni le mien ni de celui de personne »). L’Espagne, Franco, les communistes, la prison, les oiseaux, l’amour, Eva, Luis et les autres. Autant d’événements que le néant n’avait pas encore pris, qui n’attendait qu’une occasion pour surgir, ombres fantastiques qui lui apparaissaient déjà, bien avant la venue de Luis Bielsa dans son hôtel, mais falotes, dans son petit tube de mercure, sorte de boule de cristal du passé. Le mercure, comme symbole de la mémoire, de ce qui est envoyé par-delà l’Océan Atlantique : l’odeur de sa jeunesse et des morts, de sa jeunesse morte et de sa jeune mort. Le mercure : et dire que c’est un des facteurs de la maladie d’Alzheimer. Contre point ironique ou gri-gri jusqu’au moment où le caïman accomplira ce qu’il doit effectuer ? Miroir apaisant, cependant. Anti-stress efficace : « Je révise des comptes sur ordinateur. Je révise ma vie aussi calmement, avec la même absence d’émotion. » Rien d’étonnant, peut-être : en sortant de ces neuf ans de prison, en sortant d’Espagne, il est allé nulle part, y est resté et s’est vidé du rien qui le constituait.

Ce récit est construit par l’entrelacement du présent et du passé. Les fils du passé surviennent, parfois nous surprennent, nous trompent, nous arrêtent. Travail du souvenir, de son surgissement. Se tisse alors l’histoire de cette trahison, tout doucement, par affleurement. Un peu comme une phrase qui reviendrait et à laquelle on ajouterait quelques mots, une sorte de cadavre exquis bien qu’un peu moins hasardeux, pour le coup. A vrai dire, au début du roman, c’est parfois difficile de lire des noms, des mots, et de ne pas savoir ce qu’ils signifient, à quoi ils renvoient. Cela peut décontenancer, mais la littérature n’est pas toujours linéaire et immédiate. C’est habile, en tout cas. Et cela montre bien ce qu’est un texte littéraire : un entrelacs de mots, un tissu, une construction d’où naît, peu à peu, du sens. La poésie naît alors bien souvent de ces refrains, de ces litanies, de ces obsessions. Elles se fixent dans ces phrases nominales qui suspendent la lecture, arrêtent les lecteurs. Pas d’émotion singulière, jamais, mais un choc esthétique, avec juste ce qu’il faut d’impulsion lyrique :

« J’ignore dans quelle partie du monde ils se trouvent, qui sont ces spectres. Mes souvenirs ou ce qui m’entoure, ce monde que j’ai sous les yeux. Une balle de fusil traversant l’eau. Bielsa. Bielsa est un pont entre ces îles, cet archipel à demi englouti qu’est mon passé et le présent, cette réalité. Ces fantômes. Je regarde le téléphone. Je me retiens. Ma main est une branche morte. Je ne soulève pas l’écouteur. Je ne veux pas l’entendre respirer. Je ne veux pas prononcer son nom, Bielsa, et lui parler d’une femme appelée Vera, d’hommes qui étaient morts en plein champ comme des oiseaux innocents, lui demander s’il se souvient de moi. Et lui dire que je ne suis pas mort. Lui dire mon nom. »


=> La seconde partie de la chronique est ici.

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