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jeudi 28 mai 2009

Bergerie (3)


     - Vous êtes bien naïf.
     - Tu es bien crédule. 

Clara Dupont-Monod a écrit dans "La Passion selon Juette"


     "J'apprends à connaître mes pensées impures." 

Arnaud Cathrine :"La disparition de Richard Taylor"



     Je me méfie du roman choral, en général. Mais, là, j'ai été agréablement surpris. Et cela d'autant plus qu'Arnaud Cathrine a une écriture efficace. Rien de trop. Juste assez. Au fond, cette histoire est banale : un homme quitte sa femme parce qu'il se rend compte qu'il s'est trompé, qu'elle ne correspond pas à ce qu'il avait cru. L'inverse d'un gougat : un individu trop sincère. Alors il part, rencontre des femmes. Parce que l'intérêt résiderait dans les multiples portraits qu'on peut faire de lui : sa mère, sa soeur, sa femme, une amie sans lendemain, une tenancière d'un bar de nuit, une voisine... Il part jusqu'à la mer, il revient dans sa maison d'enfance, et puis aurait peut-être envie de recommencer une nouvelle vie avec son ancienne femme, tant il est évident que les autres changent parce que nous avons, nous-même, changé. D'abord.
     Le mérite d'Arnaud Cathrine est de nous faire aimer ce livre en dépit d'une fin inexistante, d'une fin ouverte, parce qu'inexistante, puisque l'errance est là, continue, depuis que l'ironie ou le coup du sort a détruit ce qui semblait alors promis. Car je déteste les fins ouvertes. Au fond, ouvertes, fuyantes. Pourtant ce n'est sans doute pas la première disparition qui justifie le titre, mais bien la seconde, tragique, celle qui nous fait véritablement perdre l'identité de Richard Taylor, qui dilue sa personne - de manière ironique. La disparition de Richard Taylor n'est peut-être pas, non plus, la sienne, d'ailleurs, mais celle de sa femme et de son enfant. La disparition par essence, en fin de compte. La "disparition" de la femme. 
     Et je me demande maintenant si ce roman, centré sur Richard Taylor, n'est pas l'occasion d'explorer les relations que toutes ces femmes ont avec lui. S'il ne s'agit pas d'interroger la Femme contemporaine. Plutôt. 

     L'oeuvre d'Arnaud Cathrine : un homme qui regarde des femmes qui regardent un homme. 

jeudi 21 mai 2009

Lapin-canard : de la bistabilité animale.


Le "canard-lapin" de Joseph Jastrow

D'origine juive et polonaise - rien de moins charmant, en somme - Joseph Jastrow (1863-1944) est surtout connu pour ses illusions optiques. On peut en voir, actuellement, un exemple si l'on entre dans la première salle de l'exposition Une image peut en cacher une autre : Canard-lapin, de James Coleman. Bon, par rapport à celui de Joseph Jastrow, les diapositives de l'exposition ont le bec à droite... Mais à vrai dire, on s'en fiche, car ça ne change rien à l'animal. Moi, je suis resté quelques minutes en ne voyant rien, c'est à dire en voyant uniquement le canard. Je me suis dit qu'il y avait un problème, et puis je suis passé. Parti, en réalité : dans la seconde salle. Le soir, en rentrant, j'ai jeté un oeil à une des revues que j'avais achetées, bien décidé à résoudre ce mystère. Et c'est là que je l'ai vu : le lapin, avec ses oreilles. A vrai dire, j'avais d'abord essayé de localiser les oreilles. Ce fut donc la bonne stratégie. Tout fier de ma trouvaille, je montre ce dessin à quelques personnes de ma connaissance. Certains voient directement le lapin, d'autres voient les deux en même temps (menteurs !). Depuis, une photocopie du dessin est scotchée sur mon réfrigérateur.
Mais "bec à gauche" ou "bec à droite", il y a toujours de l'eau dans le gaz : je reste toujours attiré par le canard.

Deux questions me taraudent :
- le lapin et le canard sont-ils les seuls animaux à pouvoir être dessinés ainsi ?
- est-ce que voir le canard et non le lapin, en premier, signifie quelque chose de particulier ?

Plus prosaïquement, je suis plus près de ma période canard que de celle de Jojo lapin ; depuis un an, mes courses répétées (forçons le trait) près du canal me font rencontrer ces petites bêtes. David Foenkinos a ses deux polonais, moi j'ai des canards qui me poursuivent. A la vôtre donc !

"Quand je cours,
le cri des canards
vaut bien une messe."

"J'éternue, assis sur la berge,
et plaque une main sur ma bouche :
ne pas enrhumer mes amis."

"Les canards, en file indienne
sur la berge, attendent
que la lune plonge."

mercredi 20 mai 2009

Frédéric Beigbeder a écrit dans "Vacances dans le coma" :


     "En général, les gens se droguent par lâcheté. Lui, c'est par lâcheté qu'il ne se drogue pas."
 

dimanche 10 mai 2009

Philippe Djian : "Impardonnables"


chronique écrite pour BUZZ... littéraire, le 26 février 2009

     Le meilleur moyen d’apprécier à sa juste valeur un livre, c’est de ne lire que celui-là. Alors ce qu’écrit Yann Moix, dans sa chronique du Figaro « Une jolie daube hivernale », me semble être une différence importante dans notre façon d’avoir lu ce roman. « Le problème avec Philippe Djian, c'est que son dernier roman en date est toujours le pire. À côté du dernier, le précédent serait presque passable, et celui d'avant encore, seulement médiocre. Philippe ne régresse pas dans le moyen : il progresse dans le nul. » Honte à moi de n’avoir pas lu 50 contre 1, 37°2 le matin, Lent dehors ou Friction et de ne pouvoir mesurer la régression de Philippe Djian, mais j’ai donc de belles lectures à effectuer, car si Philippe Djian a perdu Yann Moix, il m’a gagné comme un lecteur. Bon, évidemment, je ne suis pas Yann Moix…

« Le pardon existe-t-il dans ta religion ? »

     Auparavant, je connaissais vaguement Philippe Djian, grâce à la lecture de quelques critiques sur l’adaptation de 37°2 le matin et sur Vers chez les blancs, autrement dit : pas vraiment. Son univers ne me semblait pas particulièrement attirant, quoique intrigant, mais je m’étais promis de ne pas l’oublier. Le polar, les récits noirs, glauques ou sulfureux, (c’est l’image que j’avais de Philippe Djian), ce n’était pas trop mon truc. Il y a des priorités dans la vie. 

     Voilà, ça y est, j’ai enfin lu un de ces livres, le dernier :
Impardonnables. «Honnêtement, scrupuleusement, intégralement, consciencieusement », n’en déplaise à Yann Moix, je peux dire que ce n’est pas « un très, très mauvais livre », où « tout le monde se shoote, boit, vomit, titube, se suicide, meurt, mène l'enquête, se venge, développe un cancer, saigne, sort son flingue, sort de taule, grille une cigarette, va faire un tour, tue quelqu'un, revient et prend un Stilnox ». Je ne souhaite pas chroniquer l’article de Yann Moix, mais j’ai juste l‘impression, en le parcourant, qu’on n’a pas lu le même livre. Qu’on ait un avis différent, soit, mais qu’il en donne un résumé inexact, ça me choque : son article reste un billet d’humeur, mais un billet d’humeur ne doit pas être pour autant mensonger. Que Yann Moix force le trait et écrive une charge, soit, mais on n’est plus, ici, dans la caricature. Me suis-je endormi pour ne pas avoir lu ces « digressions sexuelles gratuites et moches » ? Quand on lit encore « alors on écrira un nouveau roman, avec plus de putes et de sang dedans, et de bitures et de moments blêmes, et on posera une nouvelle pierre à un édifice qui ressemble à une tombe. Et on se suicidera, dans une flaque de pisse, et ça sentira le tabac froid. Et on signera Philippe Djian. », avais-je le même ouvrage dans les mains ? Quand on est écrivain, on peut faire de l’esprit, mais on doit surtout utiliser les mots justes. Alors, non, « tout le monde » ne se shoote pas ou vomit ou se suicide, ou boit ou sort un flingue ! Une pute, peut-être, et encore : c’est une postière, c’était une erreur de casting ; Philippe Djian jouerait plutôt, justement, avec le cliché... 

     Bref, cette critique de Yann Moix est approximative et se décrédibilise, à mon avis, d’elle-même… Sa chronique n’est pas impardonnable, mais était bien inutile en tout cas, en l’état. 
Cela dit, il y a beaucoup de moments blêmes… j’en conviens. 

     Ce qui me semble cependant vraiment intéressant dans l’article de Yann Moix, c’est sa remarque sur les autres livres d’un auteur, c’est-à-dire sur notre manière de lire. 
On a tendance à comparer lorsqu’on lit. On se met en attente, on s’est construit un mythe. Comment ne pas être déçu ou moins percevoir l’ambition nouvelle d’un auteur ? Pourtant, comme l’écrivain n’en finit jamais de commencer à écrire (ce que Philippe Djian ne cesse de répéter avec son travail sur le style ou ses remarques sur la représentation de la vie, au-delà de l’histoire), un lecteur devrait ne pas cesser de commencer à lire un auteur. Chaque livre a un écrivain différent. Cet auteur peut ne pas réussir son livre, mais cette impression doit d’abord écarter les éventuels bruits parasites afin de bien le recevoir. 

     S’il est quelque chose qui importe vraiment pour un écrivain, c’est bien de rendre son récit efficace, que son fonctionnement soit cohérent et un minimum limpide. Ce qui m'a un peu gêné à la lecture d’Impardonnables, ce sont toutes ces ellipses chronologiques, ces retours en arrière et autres glissements de l’histoire d’un personnage à celle d’un autre, au sein d’un même paragraphe, presque sans crier gare. C’est parfois irritant, parce que la lecture nous échappe, mais cela sert bien le propos de Philippe Djian. 

     La lecture nous échappe, c’est l’effet polar. Tout part d’une mystérieuse disparition, celle de la fille du narrateur, Alice, une actrice : « Je savais parfaitement qu’elle n’était pas là » est ainsi la première phrase du roman. Mais si les enquêtes et les filatures sont là pour respecter la loi du genre, ce qu’on lit n’est pour autant de la littérature de genre. C’est même de l’excellente littérature, et le polar n’est présent qu’en tant qu’art narratif. Cette disparition d’Alice va faire ressurgir le souvenir de la mort de Johanna et d’Olga, la première femme et la fille aînée de Francis. La manière de raconter est ici celle de l’affleurement ; certains mots, dont la solitude interpelle, trouvent une explication plus tard : les deux phalanges ?... Marlène ?... Philippe Djian sait remarquablement laisser des signes, les reprendre sous des formes différentes, pour faire éclore la vérité un peu plus tard. En cela, il stimule parfaitement son lecteur et le rend attentif. Ce lecteur ne peut manquer d’émettre des hypothèses… Et si elles s’avèrent justes, ce ne sont pas pour autant des lieux communs, car nos vies sont remplies de ces lieux communs, de ces passages, de ces rencontres ; et si elles sont par trop prévisibles, il n’empêche qu’on est cependant leurré, que ces lieux communs prennent parfois notre contre-pied… 

     La lecture nous échappe, c’est l’effet double. En réalité, il n’y a pas que la disparition d’Alice dans ce roman : il y a aussi la crise du couple Francis/Judith, la mort violente de Johanna et d’Olga, la sortie de prison de Jérémie, le fils d’Anne-Marguerite, la détective… Judith est le double de Johanna, Alice le double de Johanna, Alice le double de Francis, Jérémie le double de Francis, et même Régis et Alice ont deux jumelles : Lucie-Anne et Anne-Lucie… Le récit semble s’étendre comme une toile d’araignée, mais il n’y a pas pour autant d’éclatement ou de dispersion. Cela reste cohérent : le seul cafard, qui est au centre de cette toile, est bien Francis, cet écrivain de 60 ans qui nous raconte ses histoires, dont on peut glisser de l’une à l’autre comme si elles se complétaient, qu’elles se correspondaient, qu’elles étaient interchangeables. « Ne passe-t-on pas nos vies à expier les erreurs et humiliations de nos pères ? ». Les personnages sont tous liés entre eux, mais ils le sont parce que ce sont des êtres vivants, des êtres qui aiment, qui souffrent, qui vivent. Des êtres qui construisent, qui se détruisent, à qui se pose la question du pardon, et qui peuvent poser sa négation : « un jour, pardonner n’est plus possible » (quatrième de couverture). Lourde déclaration, à hauteur des souffrances reçues. Pourtant, comment peut-on pardonner si on n’a pas, nous-même, reçu l’absolution ? 

     Au thème du pardon vient s’ajouter, bien qu’il soit premier, ou fondateur, ce qui relève de 
l’incompréhension, du mensonge, de la comédie, de la trahison, seulement motivée par le « besoin de réussir à tout prix. A n’importe quel prix. »  Ces plans de carrière ont une incidence dans notre espace privé ( « D’où venait parfois cette impression que la vie se moquait de nous ? »), et dans nos sociétés (« Comment aurait-on pu empêcher des nations entières de sombrer dans la folie quand l’ignorance et l’erreur les fondaient ? »). Philipe Djian nous l’écrit une seule fois, mais sa résonance n’en a que plus de force et fonde le pessimisme de Francis. 

Ce qui m’a un peu surpris, toutefois, c’est
 la froideur de l’écriture ; non que l’histoire n’ait pas de puissance émotive, mais parce que l’émotion ne m’a guère pris. Bien sûr, les situations sont dures, mais seules les morts du chien contre les vagues, de Johanna et de sa fille, à la station-service, m’ont véritablement choqué, sans doute parce que la narration en a été soudaine. Pour les autres situations, et même pour le cancer d’Anne-Marguerite, je suis resté derrière la vitre, observant le mécanisme implacable du tragique. Un peu comme Jérémie, qui soigne avec des gants sa mère et la regarde « de loin ». Je ne dis pas que l’écriture ne rend pas ces situations crédibles, je dis que l’on reste à distance. C’est peut-être dû aux observations du narrateur, parfois très prosaïque, à son humour, certes discret, mais qui atténue ce qui est grave et désamorce les drames ; à son égoïsme aussi, puisque Francis semble trop occupé à essayer de garder Judith, sa nouvelle femme, pour ne pas avoir, suffisamment, envie de ne pas perdre Alice, sa seule famille. 

     N’oublions pas cependant que le narrateur est un écrivain, un écrivain marqué par la vie et qui peut se mettre à distance raisonnable de la réalité. Cette position face au monde peut apparaître comme terriblement convenue. Pourtant, quand les banalités sont violemment ressenties, ce n’est pas une posture. L’acte d’écrire est quelque chose d’essentiel, de vital, d’ontologique: « 
Je songeais à me remettre à l’écriture d’un roman pour dresser un rempart autour de moi, j’y songeais sérieusement » ; « J’avais écrit mes derniers romans en forme de blockhaus. »  ; «Heureusement que j’écris» . Francis, double de Philippe Djian, écrit un hymne à la littérature, ainsi que Merlin à l’art avec son mausolée, dans le roman éponyme de Michel Rio : « Je remerciais le Ciel de m’avoir donné la littérature. Je remerciais la littérature de m’avoir donné un travail, d’avoir subvenu aux besoins de ma famille, de m’avoir fait connaître le frisson du succès, de m’avoir châtié, de m’avoir grandi , et je la remerciais aujourd’hui pour la main qu’elle me tenait encore (…) »

     La vie d’un écrivain n’est pas intéressante, nous dit Philippe Djian dans son interview sur le site des éditions Gallimard, ou n’est intéressante que parce qu’elle permet à la littérature de naître, de transformer des éclaboussures de sang en peinture de Jackson Pollock… 

« 
Bon sang
- Vous étiez…
- Oh bon sang.
- Grâce à vous…
- Oh bon sang.
- Suis maudit.
- Arrête.
 » 

     Impardonnables est un roman aux ciels blêmes, où les personnages se ratent, ne se comprennent pas en fin de compte. Indifférents comme des fantômes, ils dessinent les uns et les autres une mélancolie qui est plus proche de la rage que de la tristesse. Ses personnages, s’ils évoluent, s’éloignent les uns des autres, et leur intransigeance de caractère, qui ne comporte qu’une réelle exception avec Alice, en fait un roman fort et lucide : « Il y avait de fortes chances pour que ce monde ne soit plus habitué que par des assassins et des fous, dans un assez proche avenir. Au train où allaient les choses. » Si le narrateur doute de la suite (« La littérature allait-elle tenir son rôle encore longtemps, pour ce qui me concernait ? Maintenant que j’étais seul, maintenant que la poussière retombait. »), il sait bien à quoi doit tendre l’esprit humain : « rien ne valait de vivre en bonne intelligence. Rien ne valait une fin qui ne tendit vers un peu de lumière. » Cette lumière, il appartient à chacun de la conquérir en étant juste avec soi-même… 

     Francis, antithèse du Père Goriot, est un peu à l’image de l’homme moderne dans nos sociétés post-chrétiennes, dans lesquelles le tragique de nos existences subsiste sans possibilité de pardon.
Impardonnables n’a donc rien d’un roman noir, comme nous l’affirmerait Yann Moix, ou, s’il en est un, ce n’est que parce que la dignité mal placée de Francis rend ce dernier insensible et aveugle à la vérité de ce monde.

samedi 9 mai 2009

Bergerie (2)


     - Je t'apprécie, mais ça n'a rien de personnel.    
     - J'espère bien.

Alfred de Musset a écrit dans "Fantasio" :


     Je parle beaucoup au hasard, c'est mon plus cher confident.

Martin Page : "Peut-être une histoire d'amour"


Chronique publiée sur BUZZ... littéraire, le 9 octobre 2008,
suivie d'une critique de Laurence Biava

     J’ai envie de commencer cette chronique par l’entame du traité de Martin Page, De la pluie : « La pluie est le mot de passe de ceux qui ont le goût pour une certaine suspension du monde. Dire que l’on aime la pluie, c’est affirmer une différence. » Martin Page aime la pluie. Les personnages de ses livres sont des gouttes d’eau traumatisées par leur chute et irisées de lumière. Et c’est somme toute leur inadéquation à la rigidité du monde et leur refus des stratégies de domination qui permettent le rire, cette tendresse insolente. En effet, du livre culte (Comment je suis devenu stupide) paru en 2001 à celui de la rentrée littéraire 2008 (Peut-être une histoire d’amour), tous ses ouvrages portent la marque d’une impertinence mêlée de gravité, d’une indécision généreuse que la littérature se doit de présenter sans cesse. Entrer en littérature n’est rien d’autre que s’aventurer dans cette frange humaine, trop humaine… 

     Dans Peut-être une histoire d’amour, un personnage nommé Virgile goûte à l’esprit d’aventure et se rend compte qu’il est vivant (ce n’est pas moi qui commente, c’est le personnage qui le dit). Tiens donc !? Il y a un air de déjà lu. Martin Page se répèterait-il ? Non, pas vraiment ; ou, plutôt, pas exactement ! Il développe ce qui fonde son écriture, son besoin d’écrire. Il explore les facettes de cet émerveillement déjà rencontré dans Comment je suis devenu stupide et dont le tragique d’Une parfaite journée parfaite constitue la face sombre. Ici, une innovation de taille : la mystérieuse Clara. C’est la grande absente du récit. Une inconnue se signale sur le répondeur de Virgile et lui annonce que tout est fini entre eux. Ça peut surprendre plus d’un célibataire, quand même ! Surtout s’il suit une thérapie. Virgile, qui veut à tout prix faire rimer son bonheur avec ce qu’il croit être la normalité, annonce alors à sa psychanalyste qu’il a « un accident avec la réalité ». Ce qui n’est pas tout à fait vrai puisque cette réalité, cette histoire d’amour, n’a jamais existé. Plus tard, cette psychanalyste le renverra à ses angoisses en lui assénant : « Vous voyez la folie partout. Cela vous évite de vous confronter à la complexité ». Cette complexité approuvée, tout sera alors bien plus simple pour lui. 

     La démarche de Martin Page est, en fin de compte, d’installer ce qui est irréel dans le quotidien du personnage, de fonder par ce renversement notre appétit de vivre sur ce qui est a priori impossible. Le personnage de Clara, cette femme qui semble fuir Virgile, est comme l’effraie du poète Philippe Jaccottet, cet oiseau qui symbolise la poésie et son appel. Ce désamour merveilleux, puisqu'il s’agit d’une rupture imaginée incroyable, est donc chargé d’une poésie qui demande à être poursuivie et accrochée au palmarès de Virgile. Clara la mystérieuse déclenche cette histoire et la prolonge bien après la dernière ligne lue, puisqu’elle permet le commandement suivant : « J’ai passé ma vie à éviter les ennuis, le résultat est catastrophique. Pourquoi ne pas, pour une fois, prendre des risques ? » Virgile a bien raison, c’est la seule solution pour sortir des Enfers. Il a aidé Dante, il peut bien commencer à se rendre service…  Peut-être une histoire d’amour  est peut-être le livre le plus limpide et le plus abouti de Martin Page.

Martin Page : "Comment je suis devenu stupide"


Chronique publiée sur BUZZ... littéraire, le 14 octobre 2008,
suivie de la critique de Laurence Biava

     Comment je suis devenu stupide. Quel drôle de titre ! Quelle drôle d’idée de roman ! Il me fait penser à Comment devenir parfait en trois jours de Stephen Manes, un ouvrage de littérature jeunesse. En fait, l’intrigue du premier livre publié par Martin Page est plutôt simple. Antoine, un jeune homme de 25 ans, pense que « l’intelligence rend malheureux, solitaire, pauvre, quand le déguisement de l’intelligence offre une immortalité de papier journal et l’admiration de ceux qui croient en ce qu’ils lisent. » Antoine décide alors de voyager dans la stupidité et de s’abrutir, même s’il écrit dans son cahier que cette « Odyssée personnelle » se transformera en « un hymne à l’intelligence ». Martin Page n’est quand même pas stupide ! Reste à définir cette intelligence secrète, élective, une fois les épreuves passées. Peut-être justifiera-t-elle cette citation de Full Metal Jacket : « Je suis dans un monde de merde, mais je suis encore vivant et je n’ai pas peur. » 

     Mais avant de se résoudre, d’une certaine manière, à se lobotomiser, Antoine décide de devenir alcoolique parce que c’est une maladie plus honorable que l’intelligence ; d’après lui, plus socialement acceptée. Cette tentative se révèle être un échec : Antoine tomba « en plein coma éthylique » alors que « son verre de bière était encore à moitié plein. » Cela me rappelle le suicide raté et hilarant du héros Hector, dans Le potentiel érotique de David Foenkinos… En parlant de suicide, tiens donc, c’est ce que souhaite aussi accomplir Antoine, puisque sa vie n’est plus « qu’infinie torture.» Et là, il faut évoquer rapidement ce livre de Martin Page, Une parfaite journée parfaite, publié aux éditions Mutine, où le héros ne songe qu’à mettre fin à ces jours, en lardant férocement le genre humain. Livre qui a des qualités, mais dont le propos est trop amer pour ne pas être pesant. 

     Antoine veut « croire en la politique, acheter des beaux vêtements, suivre les événements sportifs, rêver du dernier modèle de voiture ». Il veut « être comme les autres », vivre « parmi eux, partager les mêmes choses », tout en avouant cependant qu’« une certaine asocialité [lui] semble toujours la chose la plus normale du monde ». Cette « asociabilité » est récurrente dans les récits de Martin Page, même si la misère des personnages est rendue légère et follement amusante. C’est la conséquence de son style « détaché » :
« Antoine ne se sentait pas l’âme d’un voleur, il n’avait pas assez de légèreté pour ça, aussi il prélevait seulement ce dont il avait besoin : une noisette de shampoing pressée discrètement dans une petite boîte à bonbons (…) ; prélevant sa dîme, il picorait ainsi quotidiennement dans les grands magasins et les supermarchés. De même, n’ayant pas assez d’argent pour acheter tous les livres qu’il désirait, et ayant observé l’acuité des vigiles et la sensibilité des portiques de sécurité de la FNAC, il volait les livres page après page et les reconstituait ensuite à l’abri dans son appartement comme un éditeur clandestin. » 
     Antoine va alors devenir un « connard », un « grippe-sou, égoïste, sans autre souci que l’argent, sans autre tourment et grande question existentielle que la façon d’en gagner le plus possible. » Et prendre de l’Heurozac ! Bien sûr, cette facile opposition bonheur véritable/bonheur dû à l’argent tourne un peu à la caricature avec cet épisode où Antoine travaille pour Raphaël, un ancien camarade qui a créé une société de courtage. Antoine s’embourbe dans le capitalisme, d’où une réflexion sur le sexe et sa libération, qui n’est pas sans rappeler Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq. 

     Mais il faut bien qu’Antoine rencontre sa Clémence, dans la rue. Par hasard. Et c’est ça, finalement, l’intelligence louée et enfin acceptée par Antoine : l’esprit d’aventure.
Le merveilleux quotidien surréaliste trouve dans cet amour de quoi naître et renaître sans cesse. Le dialogue entre Clémence et Antoine a cette grâce, cette théâtralité qui donne à la fiction l’horizon dont le lecteur a besoin et qu’il oublie parfois : vivre. On peut alors comprendre le titre Comment je suis devenu stupide d’une manière différente. La stupidité ne correspond pas à la fuite d’Antoine pour ne plus être malheureux. Elle est la condition pour être heureux. Il faut en quelque sorte se faire idiot. Heureux les simples d’esprit, n’est-ce pas ? Pas ceux qui font preuve de bêtise, bien sûr. Les simples d’esprit, eux, ne savent jamais rien, tout leur semble nouveau et unique. Beau. Et cette naïveté dans l’instant est la condition d’une perpétuelle reverdie, d’un émerveillement incessant. 

     Réfléchir juste un peu et comprendre ce qu’il faut pour aller au-delà des apparences, des clichés ou des caricatures. 
Comment je suis devenu stupide est un récit d’initiation, certes, mais surtout au cheminement dialectique. L’apprentissage d’Antoine passe par un rejet de ce qu’il est alors qu’il possède en lui le filon du bonheur. Il épuisera peu à peu cette tentation de devenir autre et accédera ainsi à lui-même, dans la réunion du « je suis » avec « ce qui est » comme l’écrit Michael Edwards, professeur au collège de France, dans son essai De l’émerveillement

     Cette belle joie, cet air de fête qui clôt ce récit m’a donné envie de lire quelques-uns de ses autres ouvrages. J’ai été un peu déçu. Il est parfois difficile de ne pas être déçu après une première rencontre, qu’elle soit littéraire ou non d’ailleurs, aussi je n’étais pas très objectif. Ne pas trop avoir d’attente, en somme. Voici cependant ce que je peux en dire, rapidement, avec le recul. On s’habitue aux fins du monde est un roman plus intéressant peut-être que Comment je suis devenu stupide, parce que ce dernier joue trop peut-être sur le motif de la stupidité et sur le rejet du mode de vie des autres. On s’habitue aux fins du monde est plus long, plus dense, plus romanesque aussi. La libellule de ses huit ans a quant à lui la particularité d’avoir pour personnage principal une jeune femme, Fio, ce qui n’est pas courant chez Martin Page. L’univers du récit est celui de la création picturale et du marché de l’art, mais Martin Page cherche toujours à équilibrer son héroïne.

vendredi 8 mai 2009

Eduard von Keyserling a écrit dans "Versant Sud" :

     
     Autrefois, quand j'étais jeune homme, je notais tout, mais à présent que je suis marié, à quoi bon, je fais part de mes impressions à ma femme, c'est plus simple.

Régis de Sa Moreira : "Mari et femme"


Chronique écrite pour BUZZ... littéraire le 19 novembre 2008

"La première chose qui t’étonnes lorsque tu ouvres les yeux c’est le plafond de votre chambre. 
Ça fait des mois que tu dors dans le salon. 
Tu ne comprends pas."


     Bon, évidemment, dès les premières lignes, on a l’impression d’être dans La métamorphose de Kafka. Souvenez-vous : Gregor Samsa se réveille et se découvre en « monstrueux insecte »… Et bien, pour le héros de Mari et femme, c’est pareil ! Il se réveille et se rend compte qu’il a un autre corps : celui de sa femme. Ça en surprendrait plus d’un, c’est vrai ; en dépit des fantasmes. Mais il y a plus dérangeant : se retrouver dans le corps de sa femme quand on allait justement quitter cette femme ! C’est absurde, mais c’est amusant. Surtout pour les lecteurs, c’est vrai… D’autant plus que ce héros est un écrivain assez triste qui a du mal à accoucher d’un nouveau roman, que sa femme est une éditrice qui a rendez-vous avec un auteur de best-seller, un tantinet séducteur. Imaginez donc… Il va falloir se maquiller, se mettre en robe… Quelle histoire ! 

     Cet échange de corps est en fin de compte tragique : on a ses maigres épaules, elle a notre ventre rebondi… Et les corps ont leurs habitudes : sucrette ou trois sucres avec le café ; elle tousse, j’ai la migraine… Litanie des dégoûts quotidiens, des incompréhensions. Régis de Sa Moreira pointe tout simplement du doigt l’errance d’un couple qui s’est laissé aller. Bien sûr, ces personnages m’ont parfois fait penser à l’essai Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus, de John Gray. C’est donc un peu gros, c’est une caricature, mais ça fait quand même sourire ! Peu importe la finesse, du moment que ça se tient, n’est-ce pas ? 

     Les phrases de Régis de Sa Moreira sont la plupart du temps courtes, percutantes et incisives. Elles découvrent, d’une certaine manière, le cœur du héros au scalpel. La dépossession de son corps l’expose en effet à son regard. Il se voit nu. Et s’étonne. Il apprend. 
"Tu admires toutes les femmes en fait, tu les regardes une à une dans le wagon, tu sais qu’elles partagent le même secret, et tu te rends compte que les hommes ne s’en rendent pas compte.
     La narration à la seconde personne, qui interpelle le héros (et le lecteur), renvoie donc continuellement à ce dernier un sentiment d’étrangeté. Elle convient très bien au thème, à cet échange de corps, à ce sentiment d’être perdu. Et j’ai même parfois décroché ! Le « ta », le « tien », le « son », le « sa » correspondent-ils au corps du mari ou à l’esprit de la femme dans ce corps ? Au corps de la femme ou à l’esprit du mari dans cet autre corps ? 

     La vertu de ce livre est sans doute de débattre avec humour du couple harmonieux. Comprenons donc, peut-être, cette harmonie comme l’alliance de deux personnes, d’intérêts communs et de désirs différents, qui doivent avoir suffisamment le souci de l’autre pour se décentrer. Le danger dans un couple est en effet de confondre l’indépendance avec l’indifférence (ou les marques d’intérêt avec la dépendance, d’ailleurs). Nous aurions donc le devoir de nous mettre un minimum à la place de l’autre pour saisir un fonctionnement qui nous est étranger, mais dont la perception a au moins deux avantages. Le premier, c’est la connaissance de soi avec ce miroir qu’est l’altérité. Le second, c’est la facilité qu’il y aurait ensuite à ne pas s’opposer à l’autre avec rudesse, sans le comprendre. Et comprendre ne signifie bien sûr pas, dans ce cas, tout accepter mais plutôt faire preuve d’empathie ! Ce faisant, cette empathie donne à l’autre le sentiment d’exister, puisqu’il est reconnu tel qu’il est, et d’avoir réellement un compagnon de route… N’est-ce pas merveilleux ? 

     Evidemment, je ne vous raconte pas la fin. Ni la moitié du récit, d’ailleurs. Car, bon, la grande question concerne la fin de ce livre. L’opposition entre les sexes semble tellement conventionnelle qu’on se demande quel en sera le message. Cette histoire de se mettre à la place de l’autre peut quand même paraître dépassée, non ? Même les féministes en sont revenues (enfin les plus honnêtes) : « une femme n’est pas faite pour être comprise, mais pour être aimée ». Laisser croire le contraire a justement contribué à créer la crise masculine, dont David Abiker s’est fait l’écho dans son Musée de l’homme. Sa Moreira ne va pas terminer en happy end, tout de même ! Si !? Certains affirment pourtant que la littérature n’est pas le royaume des bons sentiments !.. Peut-être qu’il va nous expliquer qu’un couple harmonieux n’est que la projection fantastique d’humains désespérés… C’est bien plus trash, non ? Et puis, au fait, si ça parle de corps, ça peut bien parler de sexe, aussi ? C’est peut-être même une question de salut… 

     A vous de lire… et de débrouiller tout cela !


Lectures 2008


Sélection pour BUZZ... littéraire du 15 décembre 2008


     Coup de cœur : Les enfants du bon Dieu, d'Antoine Blondin. Acheté d'occasion après les passionnantes lectures d'un autre hussard, Roger Nimier, mon exemplaire de ce livre, édité pour la première fois en 1952, a une couverture délicieusement datée, la tranche verdâtre et les pages jaunies. Et il sent bon l'odeur des volumes anciens, à l'abri dans la Bibliothèque de mes grands-parents... Lisez-donc cette aventure de Sébastien Perrin, professeur d'Histoire dont les retrouvailles avec sa maîtresse allemande, connue pendant la seconde guerre mondiale et le STO, bouleverse même ce qu'il enseigne à ses élèves. L'amour est une source d'histoires, certes, mais la désinvolture de Blondin a bien du style : "Là, où nous habitons, les avenues sont profondes et calmes comme des allées de cimetière. Les chemins qui conduisent de l'Ecole militaire aux Invalides semblent s'ouvrir sur des funérailles nationales." Ce sont les premières phrases du livre, et j'adore ! 




     Bonne surprise : Renaissance italienne, d'Eric Laurrent. Récit très écrit, certains diraient précieux, vocabulaire recherché, références culturelles à l'image du titre-jeu de mots... puisque l'histoire se passe en partie en Toscane. Mais style très agréable, limpide, observation des sentiments assez minutieuse. Livre pas plus intellectuel que psychologique. Peut-être "adolescent" quant au thème et aux atermoiements, mais, comme tout bon livre aux pages cornées, "reconstructeur" ! Sinon, si vous bloquez sur la couverture blanche à l'étoile bleue des Editions de Minuit, vous pouvez toujours lire le dernier livre de Sylvie Germain : L'inaperçu.



     Livre culte : Outre Journal de Jean-René Huguenin dont Alexandra a déjà parlé en début d'année, je propose Merlin de Michel Rio. C'est un court roman à l'écriture sobre, incisive et efficace, qui réécrit la matière de Bretagne et l'histoire du roi Arthur. Cet ouvrage a le mérite d'inscrire véritablement cette "légende" dans le monde des hommes (loin du merveilleux et dans sa période historique : à la fin de l'empire romain) et d'insérer des questions liées au mal, à l'idéal, à la mort, à la vérité, à la vie, à l'amour, à la solitude, à l'action et à l'art.

lundi 4 mai 2009

"L'inaperçu" : Sylvie Germain


Chronique écrite pour Fluctuat, en août 2008

Ce qu’il y a de terrible avec Sylvie Germain, ce n’est pas de devoir utiliser un terme cher à Victor Hugo pour chroniquer son dernier récit, L’Inaperçu ; mais bel et bien de se dire qu’elle a toute sa place au panthéon des auteurs français contemporains. Victor Hugo, oui ; l’association n’est bien sûr pas hasardeuse, tant les histoires de Sylvie Germain mettent en scène des misérables, ces trous noirs, ces points d’appui de toute réflexion, ces professeurs d’humanité. Terrible, oui, paradoxalement ; car c’est "l’effroi" qui provoque la joie de lire ce roman de la rentrée littéraire 2008. 

L’intrigue en est simple, si l’on s’en tient aux deux parties du récit : apparition de Pierre/disparition de Pierre. Mais ce qui complique la progression de cette histoire, c’est que Pierre n’a pas l’exclusivité des misères, lui le « compagnon du Tour de rien », pour qui « assurer [sa] survie constitue un ouvrage déjà bien assez délicat »... La magnifique apparition, qui ouvre le roman, d’un Père Noël qui pense secourir une femme aux envies suicidaires, sur la berge d’un fleuve, un soir de décembre, sera en effet l’instant qui nouera les coïncidences. Et cette femme, Sabine Bérynx, engagera peu après cet homme à travailler dans son magasin d’articles de jardin, en Normandie, dont elle est l’unique propriétaire depuis le mortel accident de son mari, George, et père de ses enfants, Henri, Hector, René et Marie. Pierre deviendra ainsi, en tant qu’employé et ami, le point d’équilibre de la petite famille, tout en ayant l’antipathie du beau père de Sabine, Charlam, qui ne se veut pas tant patriarche que Dieu le Père. Le récit se construit avec les points de vue des différents personnages ;  les secrets et les mystères glissent peu à peu et affleurent, s’entrelacent, s’enracinent. Pourtant, rien dans la vie, ou dans ce livre, n’est compliqué. Tout est simplement complexe. Et ce qui crée cette complexité, c’est l’absence, le néant, la déshérence. L’être absent dans la famille Bérynx est George, le mari de Sabine, dont le platane funèbre s’orne de fleurs déposées par la mystérieuse « Bouquetière »…  Et tout le livre est construit à partir de cet instant tragique, l’instant d’un cri de petite fille à l’arrière d’une voiture, l’instant où cette voiture se fracasse contre un arbre, tout le livre est construit à partir d’un billet de loterie qui n’est plus, à un moment donné, à sa place...

A sa place. Oui, être à sa place : se trouver. Et toute l’ambition des personnages, toute l’ambition des êtres humains, se borne à ça : « il n’en faut pas moins se colleter avec cette réalité brute et en crue, aussi somnambulique soit l’état dans lequel tombe les endeuillés. » Tous les êtres humains ? Peut-être pas. Des irréductibles, il y en a beaucoup trop, et Sylvie Germain en distingue trois sur les six Bérynx : Charlam, Hector, René. Charlam, le grand-père qui souhaite avoir la main mise sur la famille et qui méprise Pierre ; Hector et René, ses deux petits-fils qu’il a su capturer dans sa zone d’influence. Ce qui caractérise Charlam, c’est sa piètre opinion de ses congénères ». Il pense que « l’humanité n’est ni bonne ni intelligente, qu’elle se compose d’un ramassis d’être indécis, versatiles et égoïstes. Son pessimisme est radical : « les victimes et les bourreaux se font souvent interchangeables ». Sa rigidité est aveuglante, et c’est celle-là même qui l’engage à entrer dans un cercle conflictuel, de domination, d’autorité mal placée.

A ce pessimisme, fait d’aigreur et d’usurpation, répond le tragique, dans sa lente résignation ou, plutôt, acceptation. Sabine, Henri, Marie, et bien sûr Pierre, celui qui remplace George et le prolonge. Et puis Edith, « Tante Chut », dont le changement brutal donne une immense promesse de joie à ceux dont la vie semble pesante et désespérée, et dont le mélange de scandale et d’innocence constitue le thème du livre, la destinée des hommes. Henri combat l’horreur de la guerre avec ses photoreportages, Marie réalise une série d’albums intitulée « Les bêtises de Zélie », merveilleusement insolente. Grâce à Pierre, grâce à ce qu’il laisse dans son appartement lors de sa fuite, de son échappée. L’ombre de Zélie, cette mystérieuse fille dont Marie retrouve le carnet. La lumière du peintre Rothko, dont la reproduction d’un tableau, décide de la vocation d’Henri :  « rendre discernable, sensible, l’inaperçu de drames où le visible et l’invisible, la lumière et la nuit se frôlent, en s’éraflant ou se caressant. »

La nécessité d’avoir les pieds sur terre, et un pied sous terre pour Marie, la nécessité de prendre racine, d’être en tant qu’adulte « un arbre », pour vivre pleinement implique de regarder, de se faire prophète dans l’acception du peintre Rothko. Et c’est le message de Sylvie Germain. « Regarder jusqu’à ouïr, écouter jusqu’à voir en transparence des choses, jusqu’à déceler des résidus de nuits épars dans le jour, des traces de lumière à vif dans le noir. »  Et le visage trop intense « pour être représenté » de la reproduction de Rohtko n’est que ce regard tourné vers soi, cette rumination de la douleur jusqu’à son épuisement, jusqu’à la libération de la joie et du rire, l’exaltation du silence qui a mis fin au cri de la bête Gégène/géhenne, logée dans le cerveau humain (la philosophie des Shadoks tient, d’ailleurs, une place considérable dans L’Inaperçu). Pierre prendra ce chemin laborieux et prometteur : aller au dedans de soi, au devant de soi, s’accoucher puisqu’il faut naître une seconde fois. Ainsi l’enseigne le Christ, dont Pierre se fait souvent le signe. Creuser le sillon et labourer son esprit comme le bœuf travaille le champ pour les semailles, dégager le clou du mépris et du crachat. Ne pas « tenir à distance les souvenirs qui font mal », ne pas « museler les pensées qui harassent ». Avoir les yeux « comme des flaques de pluie avec du soleil dedans », un regard rieur, « un regard qui dénude et qui sonde, qui décape et questionne ». C’est ce que refusent Charlam et sa nouvelle femme Louma, dont l’égoïsme lâche préfère le gain illusoire, la fausse sécurité à « l’insurrection intérieure ». A la liberté, en somme.

L’Inaperçu est un roman qui part du néant pour établir des liens. C’est un roman sur la construction de soi, patiente et attentive, attentive et brutale, à travers les thèmes de la famille et des déchirements humains, de l’amour, de l’abandon. La poésie de Sylvie Germain participe pleinement à cette restructuration intérieure, elle sacre Pierre, l’homme qui se fait  véritablement homme, ce marcheur ému par « quelques notes flûtées ». Il a vaincu le rire du malin, de la honte, de la souffrance, de la peur. La vie est une fête, et, s’il est dommage de devoir parfois s’en convaincre, il en serait tout autant de ne pas se fortifier en lisant ce livre, qui réussit l’alchimie du grand écrivain : pétrir l’intime et l’Humanité

dimanche 3 mai 2009

Sur mes lectures


La Liseuse, d'Auguste Renoir (1874)

     Longtemps, je suis allé à la bibliothèque le samedi après-midi. Certains jouaient dans les rues, d'autres trinquaient dans les bars, et moi, je m'en allais, la besace pleine de livres... En même temps, c'était une petite besace, car j'étais haut comme trois pommes. Mais dans cet antre peuplé de dragons, je savais que je pouvais lire une bande dessinée en vingt minutes. Je faisais mon petit tour dans les rayons, et puis je m'asseyais, l'air de rien, sage comme une image, sur un pouf, une bande dessinée sous les yeux. Les années ont passé : la bibliothèque a disparu de mes samedis après-midi. Avec l'âge vient réellement la liberté de lire, sans contrainte. Pas de date butoir ou de butor, pour vous reprocher un retard. Avec l'argent surtout : je préfère maintenant les sirènes des librairies. De mon enfance perdue, j'ai gagné la lecture,  que je cultive en dilettante. Un jour, un ami m'a demandé ce que représentait pour moi la lecture... C'est idiot comme une évidence est parfois si difficile à expliquer. Voici ce que je lui avais répondu.  
  Lire rime avec plaisir. Plaisir des mots, plaisir des sens. Plaisir d'un dépaysement, d'une évasion dans d'autres contrées que la vie réelle (ce que j'appelle la "vraie vie"), vies parallèles ou prolongement de soi. Vivre autre chose, vivre autrement. Plaisir de la réflexion, car tout discours exprime une "vision du monde". Lire... En latin, ce verbe avait comme première définition celui de "recueillir", de "ramasser". Lire, c'est recueillir, c'est protéger. Lire, c'est ramasser, c'est se nourrir. Lire, c'est s'approprier. C'est se donner une chance de grandir, de prendre forme, d'exister.

     "Et c'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que pour l'auteur ils pourraient s'appeler "Conclusions" et pour le lecteur "Incitations"."  Marcel Proust, dans son ouvrage Sur la lecture