Littératures
- Gwenaël Jeannin
- Mélange de chroniques et de textes, ce qui revient un peu au même, d'ailleurs.
jeudi 28 mai 2009
Clara Dupont-Monod a écrit dans "La Passion selon Juette"
Arnaud Cathrine :"La disparition de Richard Taylor"
jeudi 21 mai 2009
Lapin-canard : de la bistabilité animale.
mercredi 20 mai 2009
Frédéric Beigbeder a écrit dans "Vacances dans le coma" :
dimanche 10 mai 2009
Philippe Djian : "Impardonnables"
« Le pardon existe-t-il dans ta religion ? »
Voilà, ça y est, j’ai enfin lu un de ces livres, le dernier : Impardonnables. «Honnêtement, scrupuleusement, intégralement, consciencieusement », n’en déplaise à Yann Moix, je peux dire que ce n’est pas « un très, très mauvais livre », où « tout le monde se shoote, boit, vomit, titube, se suicide, meurt, mène l'enquête, se venge, développe un cancer, saigne, sort son flingue, sort de taule, grille une cigarette, va faire un tour, tue quelqu'un, revient et prend un Stilnox ». Je ne souhaite pas chroniquer l’article de Yann Moix, mais j’ai juste l‘impression, en le parcourant, qu’on n’a pas lu le même livre. Qu’on ait un avis différent, soit, mais qu’il en donne un résumé inexact, ça me choque : son article reste un billet d’humeur, mais un billet d’humeur ne doit pas être pour autant mensonger. Que Yann Moix force le trait et écrive une charge, soit, mais on n’est plus, ici, dans la caricature. Me suis-je endormi pour ne pas avoir lu ces « digressions sexuelles gratuites et moches » ? Quand on lit encore « alors on écrira un nouveau roman, avec plus de putes et de sang dedans, et de bitures et de moments blêmes, et on posera une nouvelle pierre à un édifice qui ressemble à une tombe. Et on se suicidera, dans une flaque de pisse, et ça sentira le tabac froid. Et on signera Philippe Djian. », avais-je le même ouvrage dans les mains ? Quand on est écrivain, on peut faire de l’esprit, mais on doit surtout utiliser les mots justes. Alors, non, « tout le monde » ne se shoote pas ou vomit ou se suicide, ou boit ou sort un flingue ! Une pute, peut-être, et encore : c’est une postière, c’était une erreur de casting ; Philippe Djian jouerait plutôt, justement, avec le cliché...
Bref, cette critique de Yann Moix est approximative et se décrédibilise, à mon avis, d’elle-même… Sa chronique n’est pas impardonnable, mais était bien inutile en tout cas, en l’état. Cela dit, il y a beaucoup de moments blêmes… j’en conviens.
Ce qui me semble cependant vraiment intéressant dans l’article de Yann Moix, c’est sa remarque sur les autres livres d’un auteur, c’est-à-dire sur notre manière de lire. On a tendance à comparer lorsqu’on lit. On se met en attente, on s’est construit un mythe. Comment ne pas être déçu ou moins percevoir l’ambition nouvelle d’un auteur ? Pourtant, comme l’écrivain n’en finit jamais de commencer à écrire (ce que Philippe Djian ne cesse de répéter avec son travail sur le style ou ses remarques sur la représentation de la vie, au-delà de l’histoire), un lecteur devrait ne pas cesser de commencer à lire un auteur. Chaque livre a un écrivain différent. Cet auteur peut ne pas réussir son livre, mais cette impression doit d’abord écarter les éventuels bruits parasites afin de bien le recevoir.
S’il est quelque chose qui importe vraiment pour un écrivain, c’est bien de rendre son récit efficace, que son fonctionnement soit cohérent et un minimum limpide. Ce qui m'a un peu gêné à la lecture d’Impardonnables, ce sont toutes ces ellipses chronologiques, ces retours en arrière et autres glissements de l’histoire d’un personnage à celle d’un autre, au sein d’un même paragraphe, presque sans crier gare. C’est parfois irritant, parce que la lecture nous échappe, mais cela sert bien le propos de Philippe Djian.
La lecture nous échappe, c’est l’effet polar. Tout part d’une mystérieuse disparition, celle de la fille du narrateur, Alice, une actrice : « Je savais parfaitement qu’elle n’était pas là » est ainsi la première phrase du roman. Mais si les enquêtes et les filatures sont là pour respecter la loi du genre, ce qu’on lit n’est pour autant de la littérature de genre. C’est même de l’excellente littérature, et le polar n’est présent qu’en tant qu’art narratif. Cette disparition d’Alice va faire ressurgir le souvenir de la mort de Johanna et d’Olga, la première femme et la fille aînée de Francis. La manière de raconter est ici celle de l’affleurement ; certains mots, dont la solitude interpelle, trouvent une explication plus tard : les deux phalanges ?... Marlène ?... Philippe Djian sait remarquablement laisser des signes, les reprendre sous des formes différentes, pour faire éclore la vérité un peu plus tard. En cela, il stimule parfaitement son lecteur et le rend attentif. Ce lecteur ne peut manquer d’émettre des hypothèses… Et si elles s’avèrent justes, ce ne sont pas pour autant des lieux communs, car nos vies sont remplies de ces lieux communs, de ces passages, de ces rencontres ; et si elles sont par trop prévisibles, il n’empêche qu’on est cependant leurré, que ces lieux communs prennent parfois notre contre-pied…
La lecture nous échappe, c’est l’effet double. En réalité, il n’y a pas que la disparition d’Alice dans ce roman : il y a aussi la crise du couple Francis/Judith, la mort violente de Johanna et d’Olga, la sortie de prison de Jérémie, le fils d’Anne-Marguerite, la détective… Judith est le double de Johanna, Alice le double de Johanna, Alice le double de Francis, Jérémie le double de Francis, et même Régis et Alice ont deux jumelles : Lucie-Anne et Anne-Lucie… Le récit semble s’étendre comme une toile d’araignée, mais il n’y a pas pour autant d’éclatement ou de dispersion. Cela reste cohérent : le seul cafard, qui est au centre de cette toile, est bien Francis, cet écrivain de 60 ans qui nous raconte ses histoires, dont on peut glisser de l’une à l’autre comme si elles se complétaient, qu’elles se correspondaient, qu’elles étaient interchangeables. « Ne passe-t-on pas nos vies à expier les erreurs et humiliations de nos pères ? ». Les personnages sont tous liés entre eux, mais ils le sont parce que ce sont des êtres vivants, des êtres qui aiment, qui souffrent, qui vivent. Des êtres qui construisent, qui se détruisent, à qui se pose la question du pardon, et qui peuvent poser sa négation : « un jour, pardonner n’est plus possible » (quatrième de couverture). Lourde déclaration, à hauteur des souffrances reçues. Pourtant, comment peut-on pardonner si on n’a pas, nous-même, reçu l’absolution ?
Au thème du pardon vient s’ajouter, bien qu’il soit premier, ou fondateur, ce qui relève de l’incompréhension, du mensonge, de la comédie, de la trahison, seulement motivée par le « besoin de réussir à tout prix. A n’importe quel prix. » Ces plans de carrière ont une incidence dans notre espace privé ( « D’où venait parfois cette impression que la vie se moquait de nous ? »), et dans nos sociétés (« Comment aurait-on pu empêcher des nations entières de sombrer dans la folie quand l’ignorance et l’erreur les fondaient ? »). Philipe Djian nous l’écrit une seule fois, mais sa résonance n’en a que plus de force et fonde le pessimisme de Francis.
Ce qui m’a un peu surpris, toutefois, c’est la froideur de l’écriture ; non que l’histoire n’ait pas de puissance émotive, mais parce que l’émotion ne m’a guère pris. Bien sûr, les situations sont dures, mais seules les morts du chien contre les vagues, de Johanna et de sa fille, à la station-service, m’ont véritablement choqué, sans doute parce que la narration en a été soudaine. Pour les autres situations, et même pour le cancer d’Anne-Marguerite, je suis resté derrière la vitre, observant le mécanisme implacable du tragique. Un peu comme Jérémie, qui soigne avec des gants sa mère et la regarde « de loin ». Je ne dis pas que l’écriture ne rend pas ces situations crédibles, je dis que l’on reste à distance. C’est peut-être dû aux observations du narrateur, parfois très prosaïque, à son humour, certes discret, mais qui atténue ce qui est grave et désamorce les drames ; à son égoïsme aussi, puisque Francis semble trop occupé à essayer de garder Judith, sa nouvelle femme, pour ne pas avoir, suffisamment, envie de ne pas perdre Alice, sa seule famille.
N’oublions pas cependant que le narrateur est un écrivain, un écrivain marqué par la vie et qui peut se mettre à distance raisonnable de la réalité. Cette position face au monde peut apparaître comme terriblement convenue. Pourtant, quand les banalités sont violemment ressenties, ce n’est pas une posture. L’acte d’écrire est quelque chose d’essentiel, de vital, d’ontologique: « Je songeais à me remettre à l’écriture d’un roman pour dresser un rempart autour de moi, j’y songeais sérieusement » ; « J’avais écrit mes derniers romans en forme de blockhaus. » ; «Heureusement que j’écris» . Francis, double de Philippe Djian, écrit un hymne à la littérature, ainsi que Merlin à l’art avec son mausolée, dans le roman éponyme de Michel Rio : « Je remerciais le Ciel de m’avoir donné la littérature. Je remerciais la littérature de m’avoir donné un travail, d’avoir subvenu aux besoins de ma famille, de m’avoir fait connaître le frisson du succès, de m’avoir châtié, de m’avoir grandi , et je la remerciais aujourd’hui pour la main qu’elle me tenait encore (…) »
La vie d’un écrivain n’est pas intéressante, nous dit Philippe Djian dans son interview sur le site des éditions Gallimard, ou n’est intéressante que parce qu’elle permet à la littérature de naître, de transformer des éclaboussures de sang en peinture de Jackson Pollock…
« Bon sang
- Vous étiez…
- Grâce à vous…
- Suis maudit.
- Arrête. »
Impardonnables est un roman aux ciels blêmes, où les personnages se ratent, ne se comprennent pas en fin de compte. Indifférents comme des fantômes, ils dessinent les uns et les autres une mélancolie qui est plus proche de la rage que de la tristesse. Ses personnages, s’ils évoluent, s’éloignent les uns des autres, et leur intransigeance de caractère, qui ne comporte qu’une réelle exception avec Alice, en fait un roman fort et lucide : « Il y avait de fortes chances pour que ce monde ne soit plus habitué que par des assassins et des fous, dans un assez proche avenir. Au train où allaient les choses. » Si le narrateur doute de la suite (« La littérature allait-elle tenir son rôle encore longtemps, pour ce qui me concernait ? Maintenant que j’étais seul, maintenant que la poussière retombait. »), il sait bien à quoi doit tendre l’esprit humain : « rien ne valait de vivre en bonne intelligence. Rien ne valait une fin qui ne tendit vers un peu de lumière. » Cette lumière, il appartient à chacun de la conquérir en étant juste avec soi-même…
Francis, antithèse du Père Goriot, est un peu à l’image de l’homme moderne dans nos sociétés post-chrétiennes, dans lesquelles le tragique de nos existences subsiste sans possibilité de pardon. Impardonnables n’a donc rien d’un roman noir, comme nous l’affirmerait Yann Moix, ou, s’il en est un, ce n’est que parce que la dignité mal placée de Francis rend ce dernier insensible et aveugle à la vérité de ce monde.
samedi 9 mai 2009
Alfred de Musset a écrit dans "Fantasio" :
Martin Page : "Peut-être une histoire d'amour"
Martin Page : "Comment je suis devenu stupide"
Mais avant de se résoudre, d’une certaine manière, à se lobotomiser, Antoine décide de devenir alcoolique parce que c’est une maladie plus honorable que l’intelligence ; d’après lui, plus socialement acceptée. Cette tentative se révèle être un échec : Antoine tomba « en plein coma éthylique » alors que « son verre de bière était encore à moitié plein. » Cela me rappelle le suicide raté et hilarant du héros Hector, dans Le potentiel érotique de David Foenkinos… En parlant de suicide, tiens donc, c’est ce que souhaite aussi accomplir Antoine, puisque sa vie n’est plus « qu’infinie torture.» Et là, il faut évoquer rapidement ce livre de Martin Page, Une parfaite journée parfaite, publié aux éditions Mutine, où le héros ne songe qu’à mettre fin à ces jours, en lardant férocement le genre humain. Livre qui a des qualités, mais dont le propos est trop amer pour ne pas être pesant.
Antoine veut « croire en la politique, acheter des beaux vêtements, suivre les événements sportifs, rêver du dernier modèle de voiture ». Il veut « être comme les autres », vivre « parmi eux, partager les mêmes choses », tout en avouant cependant qu’« une certaine asocialité [lui] semble toujours la chose la plus normale du monde ». Cette « asociabilité » est récurrente dans les récits de Martin Page, même si la misère des personnages est rendue légère et follement amusante. C’est la conséquence de son style « détaché » :
« Antoine ne se sentait pas l’âme d’un voleur, il n’avait pas assez de légèreté pour ça, aussi il prélevait seulement ce dont il avait besoin : une noisette de shampoing pressée discrètement dans une petite boîte à bonbons (…) ; prélevant sa dîme, il picorait ainsi quotidiennement dans les grands magasins et les supermarchés. De même, n’ayant pas assez d’argent pour acheter tous les livres qu’il désirait, et ayant observé l’acuité des vigiles et la sensibilité des portiques de sécurité de la FNAC, il volait les livres page après page et les reconstituait ensuite à l’abri dans son appartement comme un éditeur clandestin. »Antoine va alors devenir un « connard », un « grippe-sou, égoïste, sans autre souci que l’argent, sans autre tourment et grande question existentielle que la façon d’en gagner le plus possible. » Et prendre de l’Heurozac ! Bien sûr, cette facile opposition bonheur véritable/bonheur dû à l’argent tourne un peu à la caricature avec cet épisode où Antoine travaille pour Raphaël, un ancien camarade qui a créé une société de courtage. Antoine s’embourbe dans le capitalisme, d’où une réflexion sur le sexe et sa libération, qui n’est pas sans rappeler Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq.
Mais il faut bien qu’Antoine rencontre sa Clémence, dans la rue. Par hasard. Et c’est ça, finalement, l’intelligence louée et enfin acceptée par Antoine : l’esprit d’aventure.Le merveilleux quotidien surréaliste trouve dans cet amour de quoi naître et renaître sans cesse. Le dialogue entre Clémence et Antoine a cette grâce, cette théâtralité qui donne à la fiction l’horizon dont le lecteur a besoin et qu’il oublie parfois : vivre. On peut alors comprendre le titre Comment je suis devenu stupide d’une manière différente. La stupidité ne correspond pas à la fuite d’Antoine pour ne plus être malheureux. Elle est la condition pour être heureux. Il faut en quelque sorte se faire idiot. Heureux les simples d’esprit, n’est-ce pas ? Pas ceux qui font preuve de bêtise, bien sûr. Les simples d’esprit, eux, ne savent jamais rien, tout leur semble nouveau et unique. Beau. Et cette naïveté dans l’instant est la condition d’une perpétuelle reverdie, d’un émerveillement incessant.
Réfléchir juste un peu et comprendre ce qu’il faut pour aller au-delà des apparences, des clichés ou des caricatures. Comment je suis devenu stupide est un récit d’initiation, certes, mais surtout au cheminement dialectique. L’apprentissage d’Antoine passe par un rejet de ce qu’il est alors qu’il possède en lui le filon du bonheur. Il épuisera peu à peu cette tentation de devenir autre et accédera ainsi à lui-même, dans la réunion du « je suis » avec « ce qui est » comme l’écrit Michael Edwards, professeur au collège de France, dans son essai De l’émerveillement.
Cette belle joie, cet air de fête qui clôt ce récit m’a donné envie de lire quelques-uns de ses autres ouvrages. J’ai été un peu déçu. Il est parfois difficile de ne pas être déçu après une première rencontre, qu’elle soit littéraire ou non d’ailleurs, aussi je n’étais pas très objectif. Ne pas trop avoir d’attente, en somme. Voici cependant ce que je peux en dire, rapidement, avec le recul. On s’habitue aux fins du monde est un roman plus intéressant peut-être que Comment je suis devenu stupide, parce que ce dernier joue trop peut-être sur le motif de la stupidité et sur le rejet du mode de vie des autres. On s’habitue aux fins du monde est plus long, plus dense, plus romanesque aussi. La libellule de ses huit ans a quant à lui la particularité d’avoir pour personnage principal une jeune femme, Fio, ce qui n’est pas courant chez Martin Page. L’univers du récit est celui de la création picturale et du marché de l’art, mais Martin Page cherche toujours à équilibrer son héroïne.
vendredi 8 mai 2009
Eduard von Keyserling a écrit dans "Versant Sud" :
Régis de Sa Moreira : "Mari et femme"
"La première chose qui t’étonnes lorsque tu ouvres les yeux c’est le plafond de votre chambre.Ça fait des mois que tu dors dans le salon.Tu ne comprends pas."
"Tu admires toutes les femmes en fait, tu les regardes une à une dans le wagon, tu sais qu’elles partagent le même secret, et tu te rends compte que les hommes ne s’en rendent pas compte."
Lectures 2008
Coup de cœur : Les enfants du bon Dieu, d'Antoine Blondin. Acheté d'occasion après les passionnantes lectures d'un autre hussard, Roger Nimier, mon exemplaire de ce livre, édité pour la première fois en 1952, a une couverture délicieusement datée, la tranche verdâtre et les pages jaunies. Et il sent bon l'odeur des volumes anciens, à l'abri dans la Bibliothèque de mes grands-parents... Lisez-donc cette aventure de Sébastien Perrin, professeur d'Histoire dont les retrouvailles avec sa maîtresse allemande, connue pendant la seconde guerre mondiale et le STO, bouleverse même ce qu'il enseigne à ses élèves. L'amour est une source d'histoires, certes, mais la désinvolture de Blondin a bien du style : "Là, où nous habitons, les avenues sont profondes et calmes comme des allées de cimetière. Les chemins qui conduisent de l'Ecole militaire aux Invalides semblent s'ouvrir sur des funérailles nationales." Ce sont les premières phrases du livre, et j'adore !
Bonne surprise : Renaissance italienne, d'Eric Laurrent. Récit très écrit, certains diraient précieux, vocabulaire recherché, références culturelles à l'image du titre-jeu de mots... puisque l'histoire se passe en partie en Toscane. Mais style très agréable, limpide, observation des sentiments assez minutieuse. Livre pas plus intellectuel que psychologique. Peut-être "adolescent" quant au thème et aux atermoiements, mais, comme tout bon livre aux pages cornées, "reconstructeur" ! Sinon, si vous bloquez sur la couverture blanche à l'étoile bleue des Editions de Minuit, vous pouvez toujours lire le dernier livre de Sylvie Germain : L'inaperçu.
Livre culte : Outre Journal de Jean-René Huguenin dont Alexandra a déjà parlé en début d'année, je propose Merlin de Michel Rio. C'est un court roman à l'écriture sobre, incisive et efficace, qui réécrit la matière de Bretagne et l'histoire du roi Arthur. Cet ouvrage a le mérite d'inscrire véritablement cette "légende" dans le monde des hommes (loin du merveilleux et dans sa période historique : à la fin de l'empire romain) et d'insérer des questions liées au mal, à l'idéal, à la mort, à la vérité, à la vie, à l'amour, à la solitude, à l'action et à l'art.
lundi 4 mai 2009
"L'inaperçu" : Sylvie Germain
Ce qu’il y a de terrible avec Sylvie Germain, ce n’est pas de devoir utiliser un terme cher à Victor Hugo pour chroniquer son dernier récit, L’Inaperçu ; mais bel et bien de se dire qu’elle a toute sa place au panthéon des auteurs français contemporains. Victor Hugo, oui ; l’association n’est bien sûr pas hasardeuse, tant les histoires de Sylvie Germain mettent en scène des misérables, ces trous noirs, ces points d’appui de toute réflexion, ces professeurs d’humanité. Terrible, oui, paradoxalement ; car c’est "l’effroi" qui provoque la joie de lire ce roman de la rentrée littéraire 2008.
L’intrigue en est simple, si l’on s’en tient aux deux parties du récit : apparition de Pierre/disparition de Pierre. Mais ce qui complique la progression de cette histoire, c’est que Pierre n’a pas l’exclusivité des misères, lui le « compagnon du Tour de rien », pour qui « assurer [sa] survie constitue un ouvrage déjà bien assez délicat »... La magnifique apparition, qui ouvre le roman, d’un Père Noël qui pense secourir une femme aux envies suicidaires, sur la berge d’un fleuve, un soir de décembre, sera en effet l’instant qui nouera les coïncidences. Et cette femme, Sabine Bérynx, engagera peu après cet homme à travailler dans son magasin d’articles de jardin, en Normandie, dont elle est l’unique propriétaire depuis le mortel accident de son mari, George, et père de ses enfants, Henri, Hector, René et Marie. Pierre deviendra ainsi, en tant qu’employé et ami, le point d’équilibre de la petite famille, tout en ayant l’antipathie du beau père de Sabine, Charlam, qui ne se veut pas tant patriarche que Dieu le Père. Le récit se construit avec les points de vue des différents personnages ; les secrets et les mystères glissent peu à peu et affleurent, s’entrelacent, s’enracinent. Pourtant, rien dans la vie, ou dans ce livre, n’est compliqué. Tout est simplement complexe. Et ce qui crée cette complexité, c’est l’absence, le néant, la déshérence. L’être absent dans la famille Bérynx est George, le mari de Sabine, dont le platane funèbre s’orne de fleurs déposées par la mystérieuse « Bouquetière »… Et tout le livre est construit à partir de cet instant tragique, l’instant d’un cri de petite fille à l’arrière d’une voiture, l’instant où cette voiture se fracasse contre un arbre, tout le livre est construit à partir d’un billet de loterie qui n’est plus, à un moment donné, à sa place...
A sa place. Oui, être à sa place : se trouver. Et toute l’ambition des personnages, toute l’ambition des êtres humains, se borne à ça : « il n’en faut pas moins se colleter avec cette réalité brute et en crue, aussi somnambulique soit l’état dans lequel tombe les endeuillés. » Tous les êtres humains ? Peut-être pas. Des irréductibles, il y en a beaucoup trop, et Sylvie Germain en distingue trois sur les six Bérynx : Charlam, Hector, René. Charlam, le grand-père qui souhaite avoir la main mise sur la famille et qui méprise Pierre ; Hector et René, ses deux petits-fils qu’il a su capturer dans sa zone d’influence. Ce qui caractérise Charlam, c’est sa piètre opinion de ses congénères ». Il pense que « l’humanité n’est ni bonne ni intelligente, qu’elle se compose d’un ramassis d’être indécis, versatiles et égoïstes. Son pessimisme est radical : « les victimes et les bourreaux se font souvent interchangeables ». Sa rigidité est aveuglante, et c’est celle-là même qui l’engage à entrer dans un cercle conflictuel, de domination, d’autorité mal placée.
A ce pessimisme, fait d’aigreur et d’usurpation, répond le tragique, dans sa lente résignation ou, plutôt, acceptation. Sabine, Henri, Marie, et bien sûr Pierre, celui qui remplace George et le prolonge. Et puis Edith, « Tante Chut », dont le changement brutal donne une immense promesse de joie à ceux dont la vie semble pesante et désespérée, et dont le mélange de scandale et d’innocence constitue le thème du livre, la destinée des hommes. Henri combat l’horreur de la guerre avec ses photoreportages, Marie réalise une série d’albums intitulée « Les bêtises de Zélie », merveilleusement insolente. Grâce à Pierre, grâce à ce qu’il laisse dans son appartement lors de sa fuite, de son échappée. L’ombre de Zélie, cette mystérieuse fille dont Marie retrouve le carnet. La lumière du peintre Rothko, dont la reproduction d’un tableau, décide de la vocation d’Henri : « rendre discernable, sensible, l’inaperçu de drames où le visible et l’invisible, la lumière et la nuit se frôlent, en s’éraflant ou se caressant. »
La nécessité d’avoir les pieds sur terre, et un pied sous terre pour Marie, la nécessité de prendre racine, d’être en tant qu’adulte « un arbre », pour vivre pleinement implique de regarder, de se faire prophète dans l’acception du peintre Rothko. Et c’est le message de Sylvie Germain. « Regarder jusqu’à ouïr, écouter jusqu’à voir en transparence des choses, jusqu’à déceler des résidus de nuits épars dans le jour, des traces de lumière à vif dans le noir. » Et le visage trop intense « pour être représenté » de la reproduction de Rohtko n’est que ce regard tourné vers soi, cette rumination de la douleur jusqu’à son épuisement, jusqu’à la libération de la joie et du rire, l’exaltation du silence qui a mis fin au cri de la bête Gégène/géhenne, logée dans le cerveau humain (la philosophie des Shadoks tient, d’ailleurs, une place considérable dans L’Inaperçu). Pierre prendra ce chemin laborieux et prometteur : aller au dedans de soi, au devant de soi, s’accoucher puisqu’il faut naître une seconde fois. Ainsi l’enseigne le Christ, dont Pierre se fait souvent le signe. Creuser le sillon et labourer son esprit comme le bœuf travaille le champ pour les semailles, dégager le clou du mépris et du crachat. Ne pas « tenir à distance les souvenirs qui font mal », ne pas « museler les pensées qui harassent ». Avoir les yeux « comme des flaques de pluie avec du soleil dedans », un regard rieur, « un regard qui dénude et qui sonde, qui décape et questionne ». C’est ce que refusent Charlam et sa nouvelle femme Louma, dont l’égoïsme lâche préfère le gain illusoire, la fausse sécurité à « l’insurrection intérieure ». A la liberté, en somme.
L’Inaperçu est un roman qui part du néant pour établir des liens. C’est un roman sur la construction de soi, patiente et attentive, attentive et brutale, à travers les thèmes de la famille et des déchirements humains, de l’amour, de l’abandon. La poésie de Sylvie Germain participe pleinement à cette restructuration intérieure, elle sacre Pierre, l’homme qui se fait véritablement homme, ce marcheur ému par « quelques notes flûtées ». Il a vaincu le rire du malin, de la honte, de la souffrance, de la peur. La vie est une fête, et, s’il est dommage de devoir parfois s’en convaincre, il en serait tout autant de ne pas se fortifier en lisant ce livre, qui réussit l’alchimie du grand écrivain : pétrir l’intime et l’Humanité.
dimanche 3 mai 2009
Sur mes lectures
Lire rime avec plaisir. Plaisir des mots, plaisir des sens. Plaisir d'un dépaysement, d'une évasion dans d'autres contrées que la vie réelle (ce que j'appelle la "vraie vie"), vies parallèles ou prolongement de soi. Vivre autre chose, vivre autrement. Plaisir de la réflexion, car tout discours exprime une "vision du monde". Lire... En latin, ce verbe avait comme première définition celui de "recueillir", de "ramasser". Lire, c'est recueillir, c'est protéger. Lire, c'est ramasser, c'est se nourrir. Lire, c'est s'approprier. C'est se donner une chance de grandir, de prendre forme, d'exister.