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vendredi 31 juillet 2009

"Tribulations d'un précaire", une vanité vide de sens


Le boeuf écorché, Rembrandt
(suite de la chronique du BUZZ... littéraire et du post précédent)

Quarante-deux « petits » emplois, qui commencent la plupart du temps par la lecture de petites annonces, souvent trompeuses. Les mésaventures de Iain, plus ou moins résumées, réduites à l’essentiel la plupart du temps, sont pittoresques et nous laissent, au final, sous le palais la sécheresse d’un hareng saur. Des métiers qui s’enchaînent, comme Iain s’enchaîne au bon désir des patrons. On sourit parfois, mais on rit jaune souvent. Iain est un descendant des picaros de l’Age d’or espagnol (Le Gueux ou la Vie de Guzman d’Alfarache, de Matéo Alemán, La Vie de Lazarillo de Tormes). Tout y est dans ce livre : l’antihéros, la structure itinérante, le réalisme, la satire, le déterminisme. Le déterminisme… Aucune échappatoire, il est vrai, dans ce récit construit en trois parties : avant son départ en Alaska, ses mésaventures en Alaska, son retour d’Alaska.
On assiste à une descente aux Enfers dont les titres des chapitres sont explicites : « devenir associé » ; « ne serions-nous pas plus heureux ailleurs ? » ; « dans la gadoue » ; « Internet ou le rayon de la mort du cerveau ; « une catégorie en voie de disparition ».
L’Alaska est un enfer, tant en raison des conditions de vie que du travail en lui-même. Lorsque Iain travaille sur un bateau de pêche, ce n’est pas la mer qui, comme dans Pêcheur d’Islande de Pierre Loti, manque de le faire passer de vie à trépas, mais sa tâche elle-même. Tout un symbole. Dans une pièce cercueil fermée de toute part, il doit pousser sur un tapis roulant les poissons qui lui tombent du ciel, lorsque le plafond s’ouvre, machinerie diabolique :

« Je vais trop vite, qu’ils aillent se faire foutre, c’est le dernier filet avant la pause. Qu’ils se dépêchent. Je sens maintenant des crampes dans les bras et dans les jambes. Quand je me penche pour me servir de la pelle, j’ai le dos en feu. Le salaud qui m’a retiré de la préparation voulait me tuer. C’était ça le sens de son regard. Ils ont essayé de m’enterrer dans le poisson, et si je survivais, j’aurais le pire boulot sur ce putain de bateau. Les enfoirés. J’adore cette merde. Encore des maquereaux dans le trou. Encore, encore, encore. Quand le dernier poisson est parti je suis presque prostré, et j’entends le verrou de ma porte glisser. Je me retourne, bien droit, comme si je revenais tout juste d’une promenade dans le parc. Tuez-moi s’il vous plaît. »

Si l’on pense que cette descente aux Enfers s’arrête en Alaska, on se tromperait. Son retour dans le monde des vivants, dans la civilisation, lui permet de vilipender la publicité et Internet, qui ont sapé la notion d’effort ou été incapable d’atténuer la misère. Au fond, il y a bien apprentissage du héros avec ce dévoilement du monde du travail, mais ce décryptage minutieux, cette radiologie du Milieu, n’est qu’une lente confirmation, une descente en bonne et due forme du dérèglement de notre quotidien, soumis à la globalisation et à la mondialisation ; car tout progrès pour l’humanité semble, de suite, dévoyé.
Ce travail-là, c’est donc la mort. Parce que le travail est trop lié à l’argent pour que sa relation soit saine. Il porte bien son étymologie : le tripalium était en effet un instrument d’immobilisation pour les chevaux rétifs, et de torture également. Et l’on sent bien que la rencontre avec le sergent des bérets verts de retour de la jungle, après le propre retour de Iain de la lointaine Alaska, porte la marque de la philosophie de l’auteur : « tant que tu as de l’eau potable, tu as pas de vrais problèmes. » Retour aux vraies valeurs, par une dénonciation de la violence et de l’asservissement, car il faut ainsi tenir des horaires, tout aussi insensés que les rendements, il faut travailler toujours plus jusqu’à en mourir, parfois. « Il faut se tuer pour survivre. »
Quand il endosse sa blouse de travailleur, l’homme sort de l’humanité, du vivant, parce qu’un « humain en vaut un autre », qu’il est quantité négligeable, au plus un numéro, et si possible très long, car « tout tourne autour des résultats financiers ». Rien d’étonnant à ce que la chemise oxford devienne l’uniforme en vigueur (« vous avez l’air d’une merde », sinon), avant que la ceinture de smoking n’impose son diktat. Cette déshumanisation se conjugue au vampirisme, dans un acte au départ involontaire, mais qui peut faire penser à Fight Club, de Chuck Palahniuk, lorsque Iain se coupe tout en servant du vin dans une soirée mondaine : « Ils boivent mon sang ».
Le travail n’est pas vu, non plus, uniquement comme le lieu des Enfers et des supplices. Il est aussi gentiment coupable de rendre l’homme mauvais. Les abus de pouvoir engendrent, en effet, parfois des révoltes, et Iain apprend à voler, tout comme Jean-Jacques Rousseau rencontre le mal suite aux brutalités de son maître Ducommun : « chaque fois que Zoé me fait une observation que je ne juge pas assez positive, davantage de marchandises disparaissent dans mon pantalon. » Oui, l’homme est bon et partout il est dans les fers. Oui, l’humanité est une bonne chose, mais peu d’hommes sont humains. Humains, pas assez humains, aurait dû écrire Iain Levinson. Puisque l’humanité n’existe pas, inversons donc la polarité du vol. Iain devient alors un Robin des bois américain, défenseur de la désobéissance civique avec ses piratages du câble, sous les figures tutélaires de Martin Luther King et le Mahatma Gandhi.
« Ils [les médias, qui appartiennent pour la plupart à ceux qui possèdent aussi les réseaux câblés] essayent de nous persuader que les voleurs de câble érodent la moralité américaine. Fermer des usines rentables, licencier des centaines de travailleurs et rouvrir ces usines au Mexique avec une main-d’œuvre meilleur marché n’est pas un signe d’érosion de la moralité. Payer des ramasseurs de champignons quatre dollars de l’heure n’est pas illégal. Regarder Pop-up Video gratis, ça c’est un crime. »
La critique de La Tribune, voit dans ce récit de Iain Levison « un humour décapant qui dresse le portrait terrifiant d’une Amérique précarisée ». C’est sans doute plus certainement la charge désespérée contre un monde malade, dont la crise de 2008, je peux le dire avec toute l’habileté d’un Nostradamus, n’est qu’une conséquence logique. Ma lassitude, à la lecture de ce livre, vient alors peut-être de ce qu’il rejoint ce qu’écrivait Matéo Alemán, dans son Gueux, au XVII ème siècle :

« Monsieur, comme il y a tant de malades et que l'hôpital était insuffisant et pauvre, vu qu'il y avait beaucoup de fols et peu de sages, on s'est avisé d'interchanger les lieux : maintenant l'infirmerie est le monde entier.»

On a eu tout le loisir de le comprendre ces derniers temps... Tribulations d’un précaire est un livre catabase, où le héros voit sous la robe de l’humanité, confectionnée par la société libérale, une monstrueuse nudité. Un document anxiogène, qui devrait être brûlé sur la place publique puisque l’heure est encore au « positivisme », autre nom hypocrite pour une énième manipulation : « nous avons fait des progrès depuis l’édification du barrage Hoover ou depuis que les ouvriers mourraient en construisant les voies ferrées, mais l’attitude des entreprises vis-à-vis de ceux qui accomplissent le travail est restée la même. » Dans cette « merde », je vous souhaite à chacun de trouver votre or.
Lire cet ouvrage, au style enlevé, à l’écriture « précipitée », n’est pas plus inutile que de suivre le journal télévisé, pour certains. Il est même plus utile de le lire, parce que la durée de ce reportage verbal va à l’encontre de l’éphémère et du zapping, et qu’un homme, dans toute son humilité, est au centre de ce livre.
Le poisson mort, de la première de couverture, qu’on a dépecé et évidé et dont il ne reste que la tête et la queue, ou ses arêtes, raides, agressives et qui nous blessent ou nous restent en travers de la gorge, sont bien à l’image du contenu de ce livre. Une vanité qui n’a rien à envier aux natures mortes de Willem Claesz Heda — ou au Bœuf écorché de Rembrandt – bien que la dégradation de leur signification spirituelle soit, justement, ce qui est dénoncé. On comprend les intentions de l’auteur : dénoncer les travers du marché du travail, de la recherche d’emploi, des diplômes qui ne donnent rien, des patrons qui exploitent. Mais cette belle démonstration (un peu rebattue) ne dispense pas d’y mettre une histoire, quelque chose qui accroche, qui fasse entrer dans le récit. Dépasser « l’engagement » et revenir à la littérature, comme dans son précédent roman Un petit boulot. Dommage.

"Tribulations d'un précaire" : Iain Levinson


chronique parue sur BUZZ... littéraire, le 20 juillet 2009

Remarqué par son premier roman « Un petit boulot », un récit mordant, drôle et bien mené, Iain Levison, romancier américain, né en Ecosse, publiait en 2007 une variation sur le même thème : le récit de la multitude de petits jobs qu’il a dû effectuer pour survivre. Cet habitué de l’élastique social qui a connu aussi bien « les taudis écossais » que « les plus riches quartiers américains » retrace ici son parcours de travailleur itinérant… Après les Intellectuels précaires, les mcjobs de la génération X ou des jeunes diplômés (« Le petit grain de café », « On vous rappellera », "Dans la vraie vie", "Les tribulations d'une caissière", la BD "Moi vivant, vous n’aurez jamais de pause ! ou comment j’ai cru devenir libraire"), il nous livre sa vision (se voulant) caustique et un brin désabusée du monde du travail et du déclassement. Malheureusement répétitive et pesante…

C’est l’histoire d’un type, il cherche un emploi. Alors il enchaîne petits boulots et missions d’interim. Et puis il trouve une mission en Alaska mais c’est très dur et il se fait exploiter. Donc il rentre et il recommence à chercher du boulot. Voilà.
On pourrait s’arrêter là pour parler de ce petit bouquin de Iain Levison. Je n’y ai pas trouvé grand-chose de plus, malheureusement. Dès la lecture du titre de cet ouvrage, on peut d’emblée craindre la répétition et, donc, à un moment donné : l’ennui... Ce fut le cas, à plusieurs reprises. J’ai des qualités certaines de devin. Peut-être étais-je aussi fatigué ; on doit toujours être, lorsque l’on part en voyage, frais et dispos. Mea culpa. Maxima… Pourtant, j’avais bien aimé Les Tribulations d’un chinois en Chine. Le film adapté d’un roman de Jules Verne et dont Jean-Paul Belmondo était l’acteur principal… J’avais beaucoup ri. Mais avec ce livre de Iain Levison, point du tout. Non, toutes les tribulations ne se passent pas en Chine, elles peuvent être américaines. Non, le mot « tribulation » est cocasse, mais ce n’est qu’un leurre. Le livre de Iain Levison est grave, pesant et m’a gavé, dans tous les sens du terme. J’évoquais son titre, débrouillons cela : c’est un titre pléonasme, très redondant puisque la précarité engendre des (més)aventures et que la tribulation génère la précarité. N’est-il pas vrai ? Cercle vicieux et désespérant.
L’intrigue ? Le narrateur Iain cherche un travail et l’on comprend, dès les premières lignes, que ce n’est pas simple :« C’est dimanche matin et j’épluche les offres d’emploi. J’y trouve deux catégories de boulots : ceux pour lesquels je ne suis pas qualifié, et ceux dont je ne veux pas. J’étudie les deux. » Et 177 pages plus loin, on peut lire le dernier paragraphe de ce livre comme un écho : « je me munis des petites annonces du dimanche, d’une tasse de café, et je m’assois à côté du téléphone. » Plus que des tribulations, c’est un embourbement. Et l’on se demande qui prier pour briser ces épreuves.
La quatrième de couverture nous renseigne bien sur cette litanie douteuse : « Au cours des dix dernières années, j’ai eu quarante-deux emplois dans six Etats différents. J’en ai laissé tomber trente, on m’a viré de neuf, quant aux trois autres, ç’a été un peu confus. Sans m’en rendre compte, je suis devenu un travailleur itinérant, une version moderne du Tom Joad des Raisins de la colère. A une différence près. Tom n’avait pas fichu quarante mille dollars en l’air pour obtenir une licence de lettres. » Parce qu’en plus le narrateur a une licence de lettres, ce qui n’arrange rien. C’est peut-être même pire, d’ailleurs :

« Je suis inclassable pour la moitié du monde, et l’autre moitié ne m’intéresse pas. Ils auraient dû nous en dire quelques mots le jour de la remise des diplômes au lieu de nous raconter que nous étions l’avenir du monde, la lumière blablabla. En réalité je n’ai pas assisté à la remise des diplômes parce que je m‘étais fait baiser (…) Le fait est qu’à la fin de ma troisième année, quand les chasseurs de têtes étaient venus recruter, je n’avais pas vu une seule annonce portant la mention « licence de lettres exigée ».

Georges Bernanos a raison de dire, dans La France contre les robots, qu’un « monde gagné par la technique est perdu pour la liberté ». Le labeur est déshumanisé et la seule liberté est exposée dans cette question lancinante d’une entreprise de démarchage pour des filtres à eau, aux mœurs qui n’ont rien à envier aux sectes religieuses, : « Cela vous donne-t-il la liberté financière dont vous avez besoin ? » Car la liberté est, paraît-il, financière...

Suite de la chronique sur le post suivant...

"Battement d'ailes", de Milena Agus




Alors, là, je dois avouer que ce livre est « bien fichu ». Sur la première de couverture, on voit une femme de dos, dans une robe à petits carreaux. L’effet est un peu suranné, je dois dire. Et très séduisant. Sans doute, aussi, en raison de la vision de sa nuque. Et puis je songe à la Sardaigne, aux Italiennes de ces îles. Au personnage de Madame, qui ne souhaite pas faire de son pays un parc à touristes et résiste avec sa petite maison d’hôtes. Oh le charme de ce ciel transparent, de cette mer couleur saphir et lapis-lazuli, falaises de granit or et argent !… Mon imaginaire fait le reste - aidé par la récente visite au Musée d’Orsay et ses expositions « Italiennes modèles » et « Voir l’Italie et mourir ». Et puis Madame, comme on la nomme, s’habille avec des robes qu’elle confectionne elle-même, à partir de nappes. Alors la robe en petits carreaux… Tout se brouille, se fond.

Pourtant, est-ce vraiment Madame, cette femme qui résiste aux promoteurs, sur cette première de couverture ? Elle nous tourne le dos, à l’image de ce personnage, femme à part, « grande et bête », généreuse et incomprise depuis son enfance. Elle nous tournerait le dos, mais son allure de jeune fille nous laisserait penser qu’il s’agit de la narratrice de ce court ouvrage. Narratrice adolescente, qui nous livre un semblant de journal, centré sur un événement, un personnage, dont la somme constitue finement une histoire, brodant sur des fils ténus d’informations, de sentiments, du passé. Elle nous indique où regarder, elle nous nous livre, avec un mélange de naïveté et d’assurance, sa vie. D’assurance et d’espérance. Pas une once de place pour la mièvrerie, où la candeur est synonyme de simplicité. Le souffle de Dieu plane dans son récit, comme le battement d’ailes, métaphore de son père disparu et qu’elle sait veiller sur elle, avec ces mouvements de rideaux, portés par les courants d’air… Les références au divin sont discrètes, parce que la magie n’a pas besoin d’être voyante pour se signaler. L’écriture de ce livre est d’ailleurs pudique sans être laconique, silencieuse plutôt que muette. L’ironie est précise et juste. Elle ne juge pas, elle témoigne dans ce petit coin de Paradis italien où se côtoie toute une galerie de personnages. Madame et ses rituels issus du tarot. Les voisins, avec la grand-mère râleuse et le fils aîné joueur de jazz. La famille de la narratrice, Grand-père et la tante spécialiste de Leibniz. Le blessé et son amie Gioia la Joie. Niki Niki le coq. Et puis les fantômes, l’ombre du père, les spectres du passé…

Dans ces voilages successifs à la délicate transparence, au désordre du monde rejeté répond inévitablement le désordre amoureux de Madame, sorte de putain honteuse, toujours laissée pour compte. Que l’Amour soit ce qui fait défaut dans ce livre, c’est un fait, mais la mélancolie n’attaque absolument pas le cœur du lecteur. Quelques larmes, peut-être, mais que l’écriture ne laisse pas couler. La liberté, promue par un certain nombre de personnages, est ce qui donne la force de continuer, voire d’enchaîner les salauds. C’est ce que l’on appelle aussi la dignité, et c’est ce qu’observe la narratrice, double de Madame. Dans ce semblant de journal - car, si cela en est, l’absence de repères temporels, nous donne l’impression d’être en dehors du temps – c’est en fin de compte l’humanité humble et misérable, fière et forte, qui se donne à lire. Et pour cette raison, je n’hésiterai pas à battre des mains pour ce Battement d’ailes si je ne détestais pas autant le bruit… Le tapotis du clavier, cousin de la plume, s’en est d’ailleurs chargé.

mercredi 29 juillet 2009

Ma "Conversation amoureuse" : Alice Ferney



Ferney écrit bien. Elle est plutôt forte. Par conséquent, cette lecture m’a plu, mais j’ai trouvé son livre pessimiste. Oui, je trouve que Ferney est assez cruelle dans ses livres. D’accord, je n’ai lu que Conversation amoureuse et feuilleté Les autres, mais, bon, ça m’a beaucoup fait penser à Risibles amours de Kundera dans la « noirceur » de la chose. En même temps, la proximité du temps de ces lectures m’y a peut-être incité.


Dans Conversation amoureuse, il y a beaucoup de problèmes de couple, d’adultères désirées ou effectives, de violence. Je ne nie pas cette réalité, il faudrait ne pas être sage, et je ne pense pas que la littérature doit être fondée sur des bons sentiments. Je pense juste que rester sur un constat n’est pas du ressort de la littérature. Si la littérature ne doit pas être morale, elle ne doit pas pour autant se résigner. Qu’un livre soit un miroir que l’on promène le long du chemin, bien sûr, mais un miroir brisé qui contienne des éclats me convient davantage.

Au fond, ce qui m’a bouleversé, c’est le grand réalisme de ce livre. Mais je n’ai pas pu ne pas m’énerver ou être en colère face à des attitudes, forcément réelles, perçues quotidiennement. La fatalité n’est pas le destin, et ce qui est à retirer du livre, c’est l’absence de volonté pour trouver des solutions. On n’est pas malheureux par hasard. Rater est une entreprise facile et individuelle, réussir est une démarche plus ardue et collective. Les personnages de ce roman ne conversent pas, ne communiquent même pas. Englué dans ce qu’ils sont. La conversation amoureuse existe lorsque l’amour existe. Et aimer mal, ou mal s’aimer, est chose aisée. Aucun retour sur le passé, sur ses blessures. Vivre dans l’instant, c’est vivre sans les mots, et rien de durable n’est possible quand on n’a pas les mêmes… Babel, la tour, n’a pas été terminée, mais ce péché originel a été depuis ce temps annulé : on pourrait s’en souvenir. Ce qui m’a donc frappé, c’est la « répétition », l’enfermement des situations. Rien à voir avec la figure de la spirale, qui m’est chère. Au divorce du parent répond le divorce de l’enfant. La femme qui a perdu son ami, très jeune, se marie avec un homme assez âgé : un autre deuil n’est déjà pas loin. Et puis j’ai eu du mal avec l‘histoire principale de Gilles et Pauline. Minutieusement écrite, parfois trop, au risque de paraître fausse... Gilles, lui, m’a profondément agacé avec sa suffisance, sa lourdeur et ses manques de considérations.


Bon, d’accord, lire ce livre est quand même salutaire, en plus d’être bien écrit. Il montre ce qu’il ne faut pas faire. C’est peut-être plus efficace, me dit-on. A l’embourbement général du livre, faire confiance à la pépite d’or, peut-être encore présente dans l’esprit, voire le cœur, des lecteurs. Bon, d’accord, il y a bien une lumière d’espoir, dans ce (très) long roman. Elle vient peut-être tardivement et peut passer inaperçue, mais c’est un peu comme dans un couple : ne pas être aveugle et savoir qu’il faut du temps, pour construire. Conclusion : je reviendrai, Alice, je reviendrai. Ta conversation littéraire a le mérite de me faire franchir le miroir, à défaut du Rubicon.


samedi 25 juillet 2009

En avant la musique !


(la plus ancienne des reproductions de la légende allemande)

Qu’est-ce qui peut rapprocher Soudain dans la forêt profonde de l’israélien Amos Oz et Le libraire de Sélinonte de l’italien Roberto Vecchioni ? Que ces auteurs ne sont pas français et que ses ouvrages sont des traductions. C’est une idée. Mais ça ne suffit pas. Non, en fait, ce qui les unit est la légende allemande, rapportée par Goethe et par les frères Grimm : Le Joueur de flûte de Hamelin. Souvenez-vous : un fifre, grâce à sa flûte, enlève des enfants parce qu’il n’a pas été payé par la ville alors que cette même flûte les avait sauvés des rats, de la Peste, et donc de la mort. Disons-le comme ça.


Ces deux livres fonctionnent de la même façon. Il s’agit de deux communautés : un village au bout du monde et Sélinonte, délimité par deux rivières. Et, dans ces deux lieux, il n’y a plus d’animaux ou plus de livres. Dans le village, c’est Nehi le démon qui les a amenés dans la montagne. A Sélinonte, il y avait pourtant un libraire…






Ces deux ouvrages sont des contes, merveilleux pour Amos Oz et fantastique pour Roberto Vecchioni. Le premier est à destination des jeunes, le second proposé aux adultes. Mais peu importe cette dernière différence, la stratégie est la même : les héros sont de jeunes enfants, comme pour signifier que cette génération, qui n’a pas d’animaux ou de livres, est celle qui vivra et construira notre monde. Que c’est aussi ce monde-là que nous leur laissons : un monde d’injustice et de violence, un monde privé de sens, puisque privé de mots et de nuances. Allez, c’est un discours convenu, me dit-on, mais la banalité du mal ne peut être évacuée par cette simple observation. J’ai regardé la date de publication de ces deux ouvrages : 2004/2005. C’est une coïncidence, mais cela me saisit... même si cela ne m’étonne pas.

La légende allemande nous parlait d’un contrat rompu et d’un avenir compromis. D’une parole donnée et reprise, d’un échange rompu. Il ne tient qu’à nous de renouveler le pacte, que la littérature - et plus largement la culture - ne cesse de proposer : celui qui nous donne accès à notre humanité. Etrangement, ces deux livres font référence à ce qui nous constitue : le règne animal et le langage. Avec une seule disparition, on pourrait se demander ce qu’on devient. Avec ces deux disparitions, on peut être sûr que nous ne sommes plus rien.


jeudi 23 juillet 2009

Patrick Rambaud : "Chronique du règne de Nicolas 1er"



Il est de bon ton de critiquer le pouvoir. Comme Nicolas Sarksoy est au pouvoir, il est de bon ton de critiquer Nicolas Sarkosy. Le français n’a jamais eu la tête épique, la verve moraliste et la plume satirique : si ! Ce livre de Patrick Rambaud ne déroge pas à la règle. Dans sa « notice explicative pour le bon usage de cette chronique », il nous dit vouloir se placer dans ce genre séculaire de la satire, mis en usage par Horace et Juvénal. L’on sait tout de suite que ce qui lui cause de l’embarras, en France, ce n’est pas la circulation parisienne mais « le visage de Notre Nouvelle Majesté ». Cela lui donne même de l’urticaire, c’est tout dire.

Moi, je dirai que c’est un livre sympathique, mais aux scènes bien convenues, à la moquerie bien évidente. Attention, je ne dis pas que c’est mal écrit, cela ne manque pas de pétillance, mais quand tous s’acharnent à décrypter, à montrer sans cesse, à caricaturer, les faits et la geste du Pétulant Souverain, cet ouvrage perd grandement de sa saveur. On lit déjà au quotidien l’Histoire. Dans ce récit, cela semble déjà bien démodé. L’image et l’Internet dans cette entreprise ont pris de l’avance. On connaît tous, dans ses détails les plus marquants, la première année, de N.S. Sans doute que dans le second volume – on espère qu’il y en ait autant que son règne compte d’annuités – il y a davantage de faits obscurs, secrets, de couloirs dérobés aux profanes ! Bref, que l’on ait un peu plus l’impression de lire des chroniques, puisqu’on lit des chroniques pour connaître, pour savoir…

Au sourire des scènes à la moquerie superficielle, j’ai préféré le rire plus littéraire de ces deux passages : lorsque Patrick Rambaud fouille la généalogie des bons et des mauvais Besson, lorsqu’il raconte la venue en Afrique de N.S. et son fameux discours de Dakar. Là, dans les deux cas, il arrive à contrer les relents médiatico-journalistiques par la grâce du langage, par ce qui fonde la littérature : l’origine des mots et l’intertextualité. Deux des éléments qui mettent en relief le présent, qui donnent une perspective et un sens à ce qui s’écrit. Quand on a une Majesté qui renie La Princesse de Clèves, autant critiquer son règne de cette façon. Marianne, Les Guignols et Stéphane Guillon ont déjà choisi l’autre.


Pierre Mac Orlan et "L "Ancre de Miséricorde"



1777. Brest la Belle (c’est moi qui l’ajoute). Yves-Marie Morgat, adolescent de 16 ans, élève brillant destiné à une carrière militaire, rêve d’embarquer. En vivant dans une ville portuaire, rien d’improbable, me direz-vous, et pourtant… Son père est réticent et son ami, le chirurgien Jérôme Burnst, le lui déconseille vivement : « l’aventure est une duperie et un danger pour les âmes les mieux trempées, je suis l’interprète de plus de quarante années d’expérience. » Le personnage qui déclenche l’action est ce fameux pirate Petit-Cadet, paraît-il mort, mais dont la possible proximité alimente soudainement les rumeurs. Yves-Marie, ou Petit-Morgat, aide un bagnard avec qui il s’était lié d’amitié à s’évader, sous prétexte que ce dernier l’assure de son innocence et lui demande de l’aider à se venger… contre Petit-Cadet.

Pierre Mac Orlan, que je n’avais jamais lu, à écrit un livre d’initiation avec la nostalgie de L’Ile au trésor et le souvenir de L’Etrange Cas du Dr Jekyll et Mr Hyde de Stevenson. Petit-Morgat a ce mélange de naïveté et d’exaltation qui est propre à la jeunesse, mais il est aussi obéissant voire craintif. Personnage qui ne va pas au bout de lui-même, qui s’arrête, peut-être, à l’endroit où le risque est le point de non-retour. Prise en compte de la réalité ou poltronnerie ? Sagesse ou résignation ?... Mac Orlan publie son récit en 1941, à presque soixante ans et deux guerres quasiment derrière lui. C’est un livre finalement plus profond que romanesque, où la connaissance de l’homme et de ses errements, ses masques, ses trahisons, nous amène logiquement à lire ceci :

« L’affection des hommes est une monnaie rare qui ne sort pas souvent de leurs bourses. Il faut des circonstances peu communes pour qu’ils en fassent le don ou l’échange. Ne tombe point, cependant, dans la misanthropie. Aime les hommes, mais garde toujours la main sur la poignée de ton épée quand tu ne les connais pas. Un jugement ne doit jamais partir du cœur sans avoir été contrôlé par l’expérience. »

L’écriture de Pierre Mac Orlan est intéressante, même si je me demande comment Victor Hugo aurait écrit sur ce canevas. Quelque chose de plus saisissant, sans doute. On aurait dû pleurer, à la fin, comme pour Quatrevingt treize. En même temps, il n’aurait sans doute pas écrit sur ce canevas, car ce dernier a le souffle coupé… Si le monde de la piraterie existe bien en 1777 et au siècle suivant, le XX ème siècle n’est plus celui de la piraterie. C’est la fin d’un monde, la fin de l’aventure. Le début d’une barbarie froide, à grande échelle, contrôlée... Nul doute que L’Ancre de la Miséricorde, au titre d’ex-voto, n’en porte la blessure.


mardi 21 juillet 2009

Anne F. Garréta : "Pas un jour"



(vieille chronique)

Ce livre, estampillé "roman", se veut soumis à la contrainte suivante : pas un jour sans écrire cinq heures de suite, avec pour objectif de "raconter les souvenirs que tu as eu d'une femme ou autre que tu as désirée ou qui t'a désirée", sans rature ni réécriture. Ou la rencontre sur la scène littéraire du jeu oulipien et de ce qu'il est convenu d'appeler "l'écriture de l'intime".

Avec humour et détachement, Anne F. Garréta nous rend complices de ses désirs, bien qu'elle s'adresse à une lectrice et que je sois certain de ne pas en être une ! L'absence d'identification des femmes, réduites à l'initiale de leur prénom, nous le permet, dans un monde où le "jouir" est "religion universelle".

Dans cet écrit très écrit, à la langue agréablement classique et soutenue, accompagnée parfois de termes crus, mais justifiés par l’appétit des corps, l'exploration de la nébuleuse "Désir" s'effectue à travers une distanciation narrative, courante dans les écritures de soi, mais, ici, marquée par le tutoiement. Les récits surgissent d'une époque révolue ("tu t'es délibérée depuis certains temps déjà de ne plus vivre de la sujétion de désirs ordonnées") et cet éloignement est propice à un listing de la configuration du désir : désir et dissimulation, désir et reconnaissance, désir et dégoût, désir et interdit, désir et prince charmant, désir et ambiguïté physique…


Déconstruisant le genre autobiographique ("l'illusion d'un dévoilement de ce qu'ils imaginent être un sujet"), celle qui s'essaye à décrypter, à reconstituer les questionnements, les illusions, les atermoiements et les stratégies qui s'exercent mentalement quand Il surgit, nous offre sa figure, impalpable et surtout digressif, car, en fin de compte, on est toujours détourné : "la même où l'on croit le plus radicalement lui échapper dans l'éperdu du désir il insinue des lois, sa comédie, son empire. Nos désirs nous sont soufflés théâtralement et vulgairement : dictés et dérobés."


Pas un jour nous propose donc de suivre les méandres de ce qui nous fait agir —l'homme est un animal désirant — dans toute sa complexité et ses incertitudes.

Louis Pergaud : "De Goupil à Margot"


(vieille chronique)

Les huit récits de ce recueil sont marqués par une vision cruelle, violente et pessimiste du quotidien animal, lieu de lutte entre les animaux, entre l’animal et l’homme, comme le laissent entendre ces quelques titres : “la tragique aventure de Goupil”, “l’horrible délivrance”, ”la captivité de Margot”, “la conspiration du murger”, “le viol souterrain”... De Goupil à Margot, comprenez que c’est le même combat... Chaque récit est semblable à une petite nouvelle dont la chute, pourtant presque sans surprise, se rapproche véritablement du couperet du Dr Guillotin, puisqu’elle est, chaque fois, le point final d’une agonie. Chaque récit est donc la chronique d’une mort annoncée... Il y a bien une fin heureuse, me crie-t-on, dans “l’évasion de la mort”, mais cela tient du miracle : car Rana la grenouille ne survit que grâce à l’intervention fortuite d’une buse. Par accident...


Louis Pergaud, dans sa langue riche et descriptive, construit ses scènes rurales en mettant en évidence le point de vue - la conscience (le terme revient souvent) - de l’animal : naïveté, incompréhension, désarroi, terreur... Louis Pergaud “psychologise”, personnifie. Doit-on y voir une réflexion sur la condition humaine ? Si Louis Pergaud, dans la perception minutieuse qu’il a de son terroir, du petit peuple de la forêt et de la campagne, rejoint La Fontaine en ce qui concerne l’âme des animaux, son intention ne semble pas être, comme dans les Fables ou dans La ferme des animaux d’Orwell, de moraliser son public, mais peut-être bien, plutôt (certes, c’est aussi un message), de rapprocher les hommes des animaux. Pergaud a les mains pleines de terre.


lundi 20 juillet 2009

"L'air de la mer, peut-être. Le large, quoi !"



J’ai, depuis quelques temps, l’âme d’un aventurier... Bon, à vrai dire, j’ai un peu le mal de mer, et je n’étais pas très rassuré la dernière fois, en prenant l’avion pour ma belle Florence. C’est pour ça que je marche beaucoup, finalement. L’âme d’un aventurier, vous dis-je, pas le corps. Faut avoir le cœur bien accroché, sinon. Et l’estomac ! A part ces petits désagréments, je partirai bien à Madrid… Rien qu’à les dire, ces mots…

Bon, il faut bien faire des listes avant de partir en voyage !... Quelques livres, donc, puisque ce blog n’est pas un blog pour touristes...


- Les écrits de Nicolas Bouvier : Le Poisson-scorpion, L’Usage du monde

- Le Bonheur des petits poissons, de Simon Leys, sinophile averti et qui y revient toujours , dans ce recueil de chroniques sur des sujets bien variés : « Contre Sainte Beuve », « Connaître et méconnaître la Chine », « Vérité du romancier », Eloge de la paresse »…

- Les pirates, de Gilles Lapouge, qui s’essaye à différencier, à force d’anecdotes et de citations littéraires, ces révoltés (l’ange Misson, le diabolique Lewis…) et à tirer l’essence de la piraterie, est un livre intellectuellement passionnant.

- Histoire Générale des Plus Fameux Pyrates, de Daniel Defoe

- De l’esprit d’aventure, un entretien croisé entre Gérard Chaliand, Patrice Franceschi et Jean-Claude Guilbert

- L’esprit Nomade, de Kenneth White

- L’Ancre de Miséricorde, par Pierre Mac Orlan

- L’Inde (sans les Anglais), de Pierre Loti.

- la série des Pirates ! de Gidéon Defoe : hilarante…

- Les Mutins de la Liberté, de Daniel Vaxellaire

- L'Ile des perroquets, par Robert Margeri

- L’Ile au trésor, de Stevenson : le relire, bien sûr !

- Le Bordel des mers de Siân Rees

- Les Indes Galantes, de Roger Nimier

- Le Vendredi ou les Limbes du Pacifique de Tournier : bah oui, je ne connais que la version pour les jeunes !


Je me rends compte que je ne risque pas de partir, si je dois tous les avoir lus. N’empêche qu’au moins ma liste est faite. De l’art de considérer son blog comme un pense-bête..


dimanche 19 juillet 2009

Simon Leys a écrit dans "Le Bonheur des petits poissons" :


Les mots sont innocents ; il n'y a nulle perversion dans le dictionnaire, elle est tout entière dans les esprits, et ce sont ceux-ci qu'il faudrait réformer.

lundi 13 juillet 2009

Bertrand de la Peine a écrit dans "Les Hémisphères de Magdebourg" :


"Une idée simple, une idée évidente : il irait lui-même là-bas."


"Mémoire courte" de Nicolas Rey


(vieille chronique)
Gabriel, trentenaire, travaillant à France 3, se marie avec Sophie. C’est le début d’une nouvelle vie. L’année 0. Mais le veut-il vraiment ? Et le peut-il aussi, englué dans ses conquêtes, l’alcool et la coke ? (Non, il n’y a pas d’intrus)

Au fond, Gabriel ne croit en rien, et sûrement pas à l’amour : “l’amour, c’est quand cela ne marche pas”. Incapable de se conduire en adulte responsable — donc en architecte de sa vie — il est mis au défi par Sophie de “choisir. Ou de renoncer”. De choisir et de renoncer... plutôt.

Gabriel, au prénom pourtant annonciateur d’une bonne nouvelle, est le héros de notre modernité bien médiocre. Et la misère ou sa mélancolie, qui n’en fait donc pas un « salaud », peut se tenir dans cette phrase, profondément désespérée et qui se borne à constater une réalité, absurde : “Quelquefois, le Valium n’arrive pas à la cheville du chagrin”.

"Mammifères" de Pierre Mérot


(vieille chronique)

Le lecteur suit les aventures professionnelles et « sentimentales » de l’Oncle, cet Autre qui nous ressemble, flirtant ainsi la plupart du temps avec le non-sens, c’est-à-dire le vide. Et le suicide. L’Oncle est un anti-héros, c’est net. Ce sont des anti-mémoires que nous lisons : « l’époque est médiocre » et « plus l’époque est médiocre, plus l’insatisfaction est immense »…

« Aimer est exceptionnel. Ne pas aimer est la règle »… Cette pensée, à peine pessimiste, est caractéristique de l’Oncle, personnage haut en couleur (c’est-à-dire noir, gris, « nuit », en tout cas : « sale »), dépressif et alcoolique (ce qui semble aller de pair), gravement perturbé par la personnalité de sa Mère, prototype du mammifère. L’humain est, en effet, réduit à son socle animal. « Mammifère », c’est le seul titre auquel il peut prétendre. Il est soumis au même principe que les insectes ou les éléphants, soumis au rapport de force : “vous qui croyez que l’amour gouverne une famille, détrompez-vous. Une famille est un système de domination”. L’Oncle se comparera au lion, avec toute la fausse gloire qui accompagne ce roi des animaux…

Le personnage picaresque qu’est l’Oncle permet d’éreinter, reconnaissons-le, la société, mais si l’on rit, c’est à dose plus qu’homéopathique, et jaune, voire noir, car l’entreprise de l’auteur est semble-t-il, ici, nihiliste.

"Le doux murmure du silence" : un polar moral de Paul Charles



Le doux murmure du silence est le huitième roman de Paul Charles, écrivain publié pour la première fois en France par les Editions Naïve. Cette lecture - et découverte - n'aurait pas été possible sans Ulike.net, pour qui ce livre a été chroniqué.

C’est pas mal, quand même, dit-il en s’étirant. Sans savoir si c’est la « solution » du polar, dont le principe est de reconstituer un puzzle, qui justifie son opinion ou si le fait d’avoir, enfin, terminé cette lecture lui a permis de reconsidérer son sentiment. Parfois la satisfaction d’un être tient à peu de choses... Le doux murmure du silence a un beau titre et un nombre de pages conséquent. Trois cent quatre vingt seize moins dix pour être exact, soit trois cent quatre vingt quinze - quand on est à la recherche de la vérité, on ne peut pas faire autrement que d’être précis. Et pour l’être totalement, j’ai eu deux - ou trois - moments de lassitude (mes aveux seront donc incomplets). Et pourtant, c’est un bon livre. C’est un juste un roman policier un peu différent de mes classiques, je trouve…

— De tes classiques ?
— C’est vrai, je n’en lis pas beaucoup. Mais j’en ai lu assez pour avoir une vague idée de ce que j’aurais pu lire.
— Mouais…

Londres. Camden Town (ceux qui ne connaissent pas Londres pourront trouver un plan de quelques quartiers en début d’ouvrage). Un homme meurt, brûlé vif dans le feu de joie de « La Nuit de Guy Fawkes », et votre lecture commence. Ça démarre plutôt fort. Parce que c’est plutôt horrible, à mon avis, et parce que la narration est plutôt froide. Non pas clinique, mais méticuleuse et très peu sentimentale. Disons-le tout de suite, c’est un livre qui ne m’a pas touché. Aucun pathos. Ce n’est parfois pas plus mal. Et c’est tant mieux, ici, car le style sans grand relief, presque banal, aurait pu donner lieu à du Guillaume Musso (je vous résume la lecture inachevée de cet auteur par ma grand-mère). Heureusement, il n’en est rien. Et puis je suis sévère. L’écriture est simple, mais pas simpliste. Le rythme est efficace, les surprises naissent des comparaisons et de l' humour discret, parfois moqueur, d’autres fois simplement souriant. Deux raisons de trouver ce livre agréable et honnête. Bon, évidemment, je préfère une écriture plus ourlée, incisive ou dense, mais j’écoute France Inter, donc la différence, ça me connaît. Ou on s’y fait. Quand il y a des compensations.

Un livre « honnête ». Oui, tant dans la narration que dans le sujet lui-même. Parce que je ne vous ai pas dit que c’était le commissaire David Peters la victime. Rassurez-vous, je ne vous ai rien dit, ça survient très tôt dans l’histoire : je vous rappelle qu’on essaye plutôt de trouver l’identité du meurtrier, en général. Pour trouver ce dernier, on va devoir dresser le portrait de ce commissaire de police, qui n’hésitait pas à donner un « petit coup de pouce aux poursuites » ou qui préférait les fins aux moyens, à l’heure où les forces de l'ordre auraient « d’ores et déjà perdu la bataille » contre le crime. Bon, on ne va pas taire que ce redresseur de torts n’hésite pas à se servir, au passage, et à profiter un peu de ses contacts avec les truands... Un ripou, donc, mais sans doute moins sympathique que Thierry Lhermitte ou Philippe Noiret. Rien à voir avec l’enquêteur attitré de Paul Charles, le bien nommé Christy Kennedy, doué d’une force morale considérable, qui, lui, « ne souscrivait pas à la théorie selon laquelle il n’est pas grave d’enfreindre les lois en pourchassant l’ennemi : cela revient à vous rendre pareil aux criminels. » Le bien, c’est le bien, et le mal, comme vous l’aurez compris, c’est le mal…

Dans ce roman dont la préoccupation n’est pas de camper un quartier, un milieu social, rien de très pittoresque ou de très réaliste. Les descriptions, joliment troussées, sont essentiellement physiques et vestimentaires, ce qui n’est peut-être pas anodin, tant l’apparence - et ses illusions - semble être un des thèmes du roman. Une mise en abyme du roman policier et des limites de la connaissance humaine, en somme. On peut le lire assez souvent : « une histoire a toujours deux versions. » Deux versions, deux vies. Le doux murmure du silence n'est donc pas un polar social ou noir. On s’intéressera aussi à l’alter ego de la victime, c’est-à-dire à l’enquêteur, l’excellent inspecteur principal Christy Kennedy, dont la vie amoureuse - et ses atermoiements - font l’objet de chapitres, apparemment à part, dans la conduite de l’enquête. Habiles contrepoints... En tout cas, ces chapitres nous construisent un enquêteur qui peut, aussi, être fragile, puisque sous le charme de la journaliste ann rea (oui, c’est en minuscule dans le texte), et nous le rendent plus humain.

Pas d’action dans ce roman, on suit les déplacements des enquêteurs, les interviews des suspects, on assiste à l’élimination progressive de ces derniers calmement, sans angoisse particulière. On observe, derrière la vitre. On écoute, on surprend des pensées. Des notes. On photographie. Etrange sensation que de ne pas être tenu en haleine, mais de prendre la sinuosité de cette recherche, d’aller de découvertes en révélations, pas fracassantes pour un sou (ou deux) mais qui suffisent à retourner chaque pièce du puzzle à l’endroit, avant de le reconstituer. C’est, d’ailleurs, la méthode de Christy Kennedy, et si l’on a bien eu des idées, de manière spontanée, on n’a pas eu la volonté de se brûler la cervelle, à force de se la creuser, ni l’idée de relier ces points afin dessiner le meurtrier. Juste le désir de se laisser porter jusqu’à ce doux murmure du silence. Il y a, peut-être, dans ce livre une petite musique que je n’ai pas su entendre tout le temps, mais que les dernières pages, quand tout se referme, auront réussi à me faire garder...

Les premières lignes du roman :


"Personne, parmi la foule réunie sur Primrose Hill pour la Nuit de Guy Fawkes, n’aurait su dire exactement qui poussait des cris aussi perçants.
Quelques témoins – ceux qui étaient le plus près du feu de joie – avouèrent que, une fois que ces cris avaient commencé à retentir, ils avaient mis les mains devant les yeux et avaient regardé le feu entre les doigts, au cas où celui qui poussait de tels cris aurait surgi d’entre les flammes. Mais ils savaient que ces hurlements insoutenables qui vous transperçaient les tympans sortaient du gigantesque bûcher.
Certains de ces témoins racontèrent que, sous l’effet de ces cris, le silence s’était propagé parmi la foule, en un cercle de plus en plus large, jusqu’à ce qu’on n’entende plus, hormis les hurlements, que le crépitement des flammes absorbant l’oxygène de l’air et détruisant tout sur son passage. D’aucuns ajoutèrent même qu’ils avaient cru entendre des liquides corporels bouillir et des cheveux griller."