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vendredi 31 juillet 2009

"Tribulations d'un précaire", une vanité vide de sens


Le boeuf écorché, Rembrandt
(suite de la chronique du BUZZ... littéraire et du post précédent)

Quarante-deux « petits » emplois, qui commencent la plupart du temps par la lecture de petites annonces, souvent trompeuses. Les mésaventures de Iain, plus ou moins résumées, réduites à l’essentiel la plupart du temps, sont pittoresques et nous laissent, au final, sous le palais la sécheresse d’un hareng saur. Des métiers qui s’enchaînent, comme Iain s’enchaîne au bon désir des patrons. On sourit parfois, mais on rit jaune souvent. Iain est un descendant des picaros de l’Age d’or espagnol (Le Gueux ou la Vie de Guzman d’Alfarache, de Matéo Alemán, La Vie de Lazarillo de Tormes). Tout y est dans ce livre : l’antihéros, la structure itinérante, le réalisme, la satire, le déterminisme. Le déterminisme… Aucune échappatoire, il est vrai, dans ce récit construit en trois parties : avant son départ en Alaska, ses mésaventures en Alaska, son retour d’Alaska.
On assiste à une descente aux Enfers dont les titres des chapitres sont explicites : « devenir associé » ; « ne serions-nous pas plus heureux ailleurs ? » ; « dans la gadoue » ; « Internet ou le rayon de la mort du cerveau ; « une catégorie en voie de disparition ».
L’Alaska est un enfer, tant en raison des conditions de vie que du travail en lui-même. Lorsque Iain travaille sur un bateau de pêche, ce n’est pas la mer qui, comme dans Pêcheur d’Islande de Pierre Loti, manque de le faire passer de vie à trépas, mais sa tâche elle-même. Tout un symbole. Dans une pièce cercueil fermée de toute part, il doit pousser sur un tapis roulant les poissons qui lui tombent du ciel, lorsque le plafond s’ouvre, machinerie diabolique :

« Je vais trop vite, qu’ils aillent se faire foutre, c’est le dernier filet avant la pause. Qu’ils se dépêchent. Je sens maintenant des crampes dans les bras et dans les jambes. Quand je me penche pour me servir de la pelle, j’ai le dos en feu. Le salaud qui m’a retiré de la préparation voulait me tuer. C’était ça le sens de son regard. Ils ont essayé de m’enterrer dans le poisson, et si je survivais, j’aurais le pire boulot sur ce putain de bateau. Les enfoirés. J’adore cette merde. Encore des maquereaux dans le trou. Encore, encore, encore. Quand le dernier poisson est parti je suis presque prostré, et j’entends le verrou de ma porte glisser. Je me retourne, bien droit, comme si je revenais tout juste d’une promenade dans le parc. Tuez-moi s’il vous plaît. »

Si l’on pense que cette descente aux Enfers s’arrête en Alaska, on se tromperait. Son retour dans le monde des vivants, dans la civilisation, lui permet de vilipender la publicité et Internet, qui ont sapé la notion d’effort ou été incapable d’atténuer la misère. Au fond, il y a bien apprentissage du héros avec ce dévoilement du monde du travail, mais ce décryptage minutieux, cette radiologie du Milieu, n’est qu’une lente confirmation, une descente en bonne et due forme du dérèglement de notre quotidien, soumis à la globalisation et à la mondialisation ; car tout progrès pour l’humanité semble, de suite, dévoyé.
Ce travail-là, c’est donc la mort. Parce que le travail est trop lié à l’argent pour que sa relation soit saine. Il porte bien son étymologie : le tripalium était en effet un instrument d’immobilisation pour les chevaux rétifs, et de torture également. Et l’on sent bien que la rencontre avec le sergent des bérets verts de retour de la jungle, après le propre retour de Iain de la lointaine Alaska, porte la marque de la philosophie de l’auteur : « tant que tu as de l’eau potable, tu as pas de vrais problèmes. » Retour aux vraies valeurs, par une dénonciation de la violence et de l’asservissement, car il faut ainsi tenir des horaires, tout aussi insensés que les rendements, il faut travailler toujours plus jusqu’à en mourir, parfois. « Il faut se tuer pour survivre. »
Quand il endosse sa blouse de travailleur, l’homme sort de l’humanité, du vivant, parce qu’un « humain en vaut un autre », qu’il est quantité négligeable, au plus un numéro, et si possible très long, car « tout tourne autour des résultats financiers ». Rien d’étonnant à ce que la chemise oxford devienne l’uniforme en vigueur (« vous avez l’air d’une merde », sinon), avant que la ceinture de smoking n’impose son diktat. Cette déshumanisation se conjugue au vampirisme, dans un acte au départ involontaire, mais qui peut faire penser à Fight Club, de Chuck Palahniuk, lorsque Iain se coupe tout en servant du vin dans une soirée mondaine : « Ils boivent mon sang ».
Le travail n’est pas vu, non plus, uniquement comme le lieu des Enfers et des supplices. Il est aussi gentiment coupable de rendre l’homme mauvais. Les abus de pouvoir engendrent, en effet, parfois des révoltes, et Iain apprend à voler, tout comme Jean-Jacques Rousseau rencontre le mal suite aux brutalités de son maître Ducommun : « chaque fois que Zoé me fait une observation que je ne juge pas assez positive, davantage de marchandises disparaissent dans mon pantalon. » Oui, l’homme est bon et partout il est dans les fers. Oui, l’humanité est une bonne chose, mais peu d’hommes sont humains. Humains, pas assez humains, aurait dû écrire Iain Levinson. Puisque l’humanité n’existe pas, inversons donc la polarité du vol. Iain devient alors un Robin des bois américain, défenseur de la désobéissance civique avec ses piratages du câble, sous les figures tutélaires de Martin Luther King et le Mahatma Gandhi.
« Ils [les médias, qui appartiennent pour la plupart à ceux qui possèdent aussi les réseaux câblés] essayent de nous persuader que les voleurs de câble érodent la moralité américaine. Fermer des usines rentables, licencier des centaines de travailleurs et rouvrir ces usines au Mexique avec une main-d’œuvre meilleur marché n’est pas un signe d’érosion de la moralité. Payer des ramasseurs de champignons quatre dollars de l’heure n’est pas illégal. Regarder Pop-up Video gratis, ça c’est un crime. »
La critique de La Tribune, voit dans ce récit de Iain Levison « un humour décapant qui dresse le portrait terrifiant d’une Amérique précarisée ». C’est sans doute plus certainement la charge désespérée contre un monde malade, dont la crise de 2008, je peux le dire avec toute l’habileté d’un Nostradamus, n’est qu’une conséquence logique. Ma lassitude, à la lecture de ce livre, vient alors peut-être de ce qu’il rejoint ce qu’écrivait Matéo Alemán, dans son Gueux, au XVII ème siècle :

« Monsieur, comme il y a tant de malades et que l'hôpital était insuffisant et pauvre, vu qu'il y avait beaucoup de fols et peu de sages, on s'est avisé d'interchanger les lieux : maintenant l'infirmerie est le monde entier.»

On a eu tout le loisir de le comprendre ces derniers temps... Tribulations d’un précaire est un livre catabase, où le héros voit sous la robe de l’humanité, confectionnée par la société libérale, une monstrueuse nudité. Un document anxiogène, qui devrait être brûlé sur la place publique puisque l’heure est encore au « positivisme », autre nom hypocrite pour une énième manipulation : « nous avons fait des progrès depuis l’édification du barrage Hoover ou depuis que les ouvriers mourraient en construisant les voies ferrées, mais l’attitude des entreprises vis-à-vis de ceux qui accomplissent le travail est restée la même. » Dans cette « merde », je vous souhaite à chacun de trouver votre or.
Lire cet ouvrage, au style enlevé, à l’écriture « précipitée », n’est pas plus inutile que de suivre le journal télévisé, pour certains. Il est même plus utile de le lire, parce que la durée de ce reportage verbal va à l’encontre de l’éphémère et du zapping, et qu’un homme, dans toute son humilité, est au centre de ce livre.
Le poisson mort, de la première de couverture, qu’on a dépecé et évidé et dont il ne reste que la tête et la queue, ou ses arêtes, raides, agressives et qui nous blessent ou nous restent en travers de la gorge, sont bien à l’image du contenu de ce livre. Une vanité qui n’a rien à envier aux natures mortes de Willem Claesz Heda — ou au Bœuf écorché de Rembrandt – bien que la dégradation de leur signification spirituelle soit, justement, ce qui est dénoncé. On comprend les intentions de l’auteur : dénoncer les travers du marché du travail, de la recherche d’emploi, des diplômes qui ne donnent rien, des patrons qui exploitent. Mais cette belle démonstration (un peu rebattue) ne dispense pas d’y mettre une histoire, quelque chose qui accroche, qui fasse entrer dans le récit. Dépasser « l’engagement » et revenir à la littérature, comme dans son précédent roman Un petit boulot. Dommage.

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