« Flou, brouillé, pas net, comme une photo tremblée, quoi »
Un dimanche matin, Aurélien, 49 ans, de mère polonaise et de père inconnu, se « réveille tout noué, une sensation de poids sur le plexus. Il porte les mains à sa poitrine, mais les écarte aussitôt, surpris par le contact d’un corps dur et froid. Un gros insecte, un crabe, une tortue… ? » Ce début résonne à mes oreilles comme les premières lignes de La Métamorphose de Kafka. Pourtant, rien de tel ici. Cette première frayeur n’est pas la bonne : Aurélien peut vaquer à ses occupations, sans problème. Enfin, presque, car sinon ce ne serait pas drôle. Déjà, la veille, la tringle de sa penderie avait lâché, la clenche de la porte des toilettes lui était restée dans la main et il avait repéré une grosse cloque au plafond. En ce dimanche : il se fâchera pour s’être levé si tardivement, se brûlera la langue et se passera de déjeuner, sera déçu de ne pas avoir sa petite amie Clotilde au téléphone et, en guise de coup de grâce, aura le déplaisir de voir flancher le disque dur de son ordinateur. Disque dur contenant le tapuscrit de son frère Joël, handicapé depuis une agression. Non, il n’avait pas cloné toutes ses données. En fait, il n’avait rien enregistré du tout : Aurélien est « un piètre e.hominien ». Et cette définition, qui ne manque pas d’humour, nous rappelle que ce fameux corps dur et froid qui l’a surpris, à son réveil, n’était qu’une visionneuse, contenant une série de reproductions de peintures préhistoriques…
Ces quelques tracasseries ne seront que le prélude de sa disparition progressive, puisque manifestement, dès le lundi, les passants ne le voient pas dans la rue et le bousculent, le bus ne le prend pas, ses collègues l’oublient sans arrêt, on lui pose un lapin au cinéma. Si le dimanche n’avait pas tenu ses promesses, le lundi lui semble alors tout simplement « inamical ».
Il en sera de même tout au long de la semaine, mécanique implacable et plus insupportable pour le lecteur que pour le personnage. Aurélien, en effet, justifie toujours ce qui lui arrive (ou qui ne lui arrive pas) : « cela doit être dû » est un gimmick. Si on ne le voit pas dans la rue, c’est en raison d’une distraction ou d’une désinvolture, si Clotilde délaisse sa couche de manière inhabituelle, c’est à cause des deux bébés de son amie dont il faut s’occuper, et si sa mère ne le reconnaît pas de suite au téléphone, c’est parce qu’elle devait dormir auparavant…
C’est un peu énervant, car je n’attendrais pas si longtemps pour paniquer… Aurélien rationalise, alors qu’il devient flou, perd son ombre. Il rationalise trop. Du coup, il y a un décalage entre le personnage et le lecteur. On est en avance, on a bien compris ce qui se passe, et le mérite de Sylvie Germain est de nous faire passer, quand même, par tout un tas de sentiments. En effet, si on avait trouvé vaguement ennuyeux ou, plutôt, « plat » le premier chapitre (le style poétique qu’on apprécie chez Sylvie Germain nous a, d’ailleurs, paru moins présent dans cet ouvrage), à partir du moment où le fantastique surgit le lundi, notre cœur s’est emballé. Parce qu’il faut bien le reconnaître : une avalanche de mésaventures a un arrière-goût de gag. Qu’un bus passe sous le nez d’Aurélien ou qu’il manque de boire une lotion pour acné pour se soulager de ses nausées, avouez que c’est plutôt drôle. Et puis comme il en rajoute naturellement, choisissant pour éviter les bousculades de louvoyer dans la rue, on se dit presque, en n’y croyant guère, que ce n’est pas du Sylvie Germain. Pourtant, du rire au tragique : il n’y a qu’un pas ! Car, à force, cette indifférence visuelle, olfactive, sonore, qui explique le titre du récit, nous agace, nous tape sur les nerfs, nous dérange, nous oppresse, on rit jaune. On s’exclame qu’on a en assez, on ne supporte pas. Quoi ? Ce livre ou ce qu’il nous dit ?...
L’habileté de Sylvie Germain est d’entrelacer des situations drôles à des sentiments plus noirs, de jouer de cette dédramatisation pour approfondir, ensuite, ce gouffre de l’inexistence qui s’est ouvert, mystérieusement, et où tombe Aurélien inéluctablement. Quoi de plus terrible que de sentir l’impatience d’Aurélien avant de voir Clotilde, gorgés que nous sommes des anecdotes à leur sujet, et de lire ensuite des scènes d’une grande cruauté. « Tu ne réponds à aucune de mes questions et tu ne cesses de t’esquiver » restera aussi sans réponse. Oui, l’habileté des contre points, ou des raccords de souvenirs, dans ce livre qui nous raconte sept jours de la vie d’un homme. Sept jours pour une rapide dissolution, quand il en a fallu sept, aussi, à Dieu pour construire le monde…
Le monde dans lequel vit Aurélien est parent de l’Atlantide. Autant parce que cette référence à la célèbre île engloutie est présente que par la critique, certes en filigrane, des e.books, mais qui ouvre tout à la fois le livre, précède l’histoire d’Aurélien, et symbolise la fureur et le bruit des hommes. Oui, l’Atlantide, les peintures rupestres, mais aussi L’Origine du monde de Gustave Courbet et les haïkus d’Issa, autant de discrets avertissements pour dénoncer l’oubli d’Aurélien, événément fantastique qui ne surgit, d’ailleurs, pas dans ce roman, puisque cette aspiration du néant était déjà présente dès le début, en fait. Dans ce premier chapitre qu’on jugeait, justement, « plat »… Avant son réveil.
Dans ce roman, le Mal n’existe pas dans sa brutalité, il est tapi dans l’indifférence sournoise, celle qui nous fait côtoyer les misérables, allongés sur des bancs ou par terre, dans une rame de métro. Au ban de la société. Il y a bien référence au grand-père polonais et au Mal de la seconde guerre mondiale, mais son importance tient moins un rôle dans d’histoire d’Aurélien qu’il ne procède d’un univers mythique, propre à Sylvie Germain. Cette référence, discrète, nous permet cependant de comprendre que Sylvie Germain, dans ce récit aux allures de conte, use d’une constante finesse pour nous dire qu’il n’y a pas de justification à cette Indifférence, qu’il ne peut y avoir même d’explication, tout en évitant la mièvrerie ou l’engagement matamore.
Cette absurdité kafkaïenne, qui voit Aurélien rejeté de la société des hommes, laisse pourtant des zones d’ombre, que d’autres lectures, soumises à la même lancinance, s’efforceront de combler. Cela tient sans doute à ce réalisme magique, que certains lecteurs trouveront bien fade mais dont la consistance diaphane est d’une douceur absurde, car drôle et tragique à la fois, et surtout au propos même du livre. L’indifférence est de ces événements dont la quotidienneté nous surprendra toujours, de ces situations inattendues que l’on ne comprendra pas. Hors champ a la délicatesse des tragédies raciniennes et la brutalité, peut-être, des films muets de Charlot le vagabond.
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