J’ai lu ce livre par défaut. Entendons-nous bien : je voulais lire du Mathias Enard, j’avais d’ailleurs acheté Zone à cet effet (belle tentative), mais ce dernier livre étant un volume fort épais (et ayant, pour cette raison, repoussé ma lecture des Bienveillantes de Jonathan Little jusqu’à ce jour), je me suis dit que je pourrais parler bientôt en société (…) de l’auteur de Zone, sans avoir lu Zone, grâce à La Perfection du tir. Nous y sommes.
Le narrateur de ce récit est un tireur hors-pair qui nous conte sa drôle de guerre. Car son pays est en guerre. Contre qui ? On ne sait pas. On sent la guerre civile. Et quand bien même ce ne serait pas, il faut bien se rendre compte qu’une guerre entre les Nations n’est qu’une guerre entre les citoyens du même monde. Et puis : la guerre ressemble à une autre, avec ses morts, ce bruit, ce sang, ces mutilations, cette fatalité permanente… Tout au plus suppute-t-on que cela se déroule au Moyen-Orient. On a vaguement l’impression de voir les images, les immeubles, les rues, les débris, de l’excellent métrage Valse avec Bachir. Parce que l’auteur connaît le persan et l’arabe, et a séjourné au Moyen-Orient (c’est la quatrième de couverture qui le dit). Parce qu’un des personnages se prénomme Myrna. Pour moi, ça sonne oriental. Oui, oui.
Un Combattant. Un tireur hors-pair. Un esthète :
"La meilleure heure, c’est l’aube. La lumière est parfaite, pas trop aveuglante, il n’y a pas de reflets. Les gens se lèvent dans un nouveau jour et se méfient moins. Ils oublient pendant une seconde ou deux que leur rue est en partie visible depuis nos immeubles. C’est à l’aube que j’ai fait certains de mes meilleurs tirs. Par exemple cette dame qui avait l’air toute joyeuse de sortir de chez elle, avec sa jolie robe et son panier. Je l’ai eue dans la nuque, elle est tombée d’un coup, comme une marionnette, les fils coupés. Ça c’était au début, les gens n’avaient pas encore l’habitude. Par la suite les tirs sont devenus des choses normales, on savait où passer, où se trouvait le danger. Tout comme si je contrôlais une partie de la ville."
Ce tireur, dont on ne connaîtra jamais l’identité, s’occupe de sa mère folle (autant qu’il en a le désir) et propose à Myrna, jeune fille de 15 ans, de l’aider dans cette œuvre filiale. Que croyez-vous qu’il arriva quand il aperçut à travers les volets sa féminité naissance ? Une histoire d’amour ? Vous êtes bien cruel... L’ère est à la guerre, à la violence, à la force. A la paix du snipper répond les tourments du désir, lui aussi sous l’emprise d’une volonté de puissance.
« Le plus important, c’est le souffle » est la première phrase du livre. Autant pour celui qui vise une cible et doit faire mat en un coup que pour le narrateur, dont l’histoire n’est authentique que parce que le rythme et ses pensées sont chevillés à cette volonté de faire corps avec les potentialités de son arme. Mathias Enard ne dit rien, il montre le chaos des hommes, un espace déchiqueté où même la vengeance perd sa signification. Il décrit un royaume de l’errance, lieu d’une déshumanisation éternelle, avec une poésie froide et un lyrisme brutal à faire détester la littérature. Et pourtant… Comme dirait Walter Benjamin : l'humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre ». Représenter parfaitement le mal, goûter à la perfection des tirs… Peut-être est-ce, paradoxalement, cette monumentalisation esthétique qui permet de ne pas sombrer dans la destruction la plus pérenne, car l’art, en général, et la littérature, en particulier, sont justement les lieux où le Mal dans toute sa splendeur trouve un ennemi propre à le contrer, et constitue le rappel vivant que la bonté et l’amour d’autrui reste le meilleur rempart contre la barbarie. Je ne sais pas ce que vaut Zone mais La perfection du tir est un récit très visuel de la vie d’un combattant, qui porte dans sa violence la marque d’un désir plus pur, que le présent ne laisse pas s’épanouir normalement, mais qui git bien là. Parce que « senti ».
Bonjour,
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