La narration se fait sans fard sentimental, sans complaisance, la seule émotion qui nous vienne est la nôtre : la tristesse devant cette lucidité, devant cette cruauté - ou ce cynisme. Devant la réalité, quoi. « Nous savons ce que nous sommes. Nous sommes conscients de notre vulgarité et, dans le fond, nous n’avons pas beaucoup plus d’estime envers nous qu’envers les gens que nous croisons dans la rue, ces gens qui me regardaient dans l’autobus. » La réalité, oui. Et je ne résiste pas à citer à nouveau le texte dont les formules n’ont rien de surfait : « Je me dis que la réalité est un liquide, une substance non malléable, et je suis ma route. »
Ce flot de souvenirs - et cette histoire, dont le casus belli est celui d’une attaque d’une poudrière militaire sous Franco – est au fond, comme dans tout bon roman, dépassé par une question plus existentielle, par l’interrogation de la condition humaine. Antonio Soler nous retrace, en fin de compte, la vie de son personnage (l’enfant et sa mère, le jeune adulte et Maria, l’amant de Vera, le prisonnier, le marié sans amour, le veuf) et nous livre un récit d’apprentissage sans illusion : « j’ai appris à me démolir, à savoir qui je suis. » Ou encore : « ayant maintenant l’entière certitude de n’être personne. De n’avoir été personne. Ni maintenant, ni alors, jamais je n’ai été quelqu’un. »
Le narrateur est profondément matérialiste, ses nombreuses allusions à nos mille millions de cellules ou à notre organisme sont là pour poser la question de notre liberté, de notre volonté, et du hasard. De nos actes et de ce qu’on nomme trahison ou lâcheté. Du destin. Cette dernière question, centrale, est posée dès l’ouverture du récit, dans sa naissance même. Quelle « coïncidence », en effet, que cette situation : six mois avant de prendre sa retraite, le narrateur a l’opportunité de rencontrer son ennemi ! Ça tombe vraiment bien je trouve. Mais, là, aucun arbitraire à la Valéry (du style « la marquise sortir à cinq heures »), aucun subterfuge narratif, un simple événement qui pose justement cette question du hasard. Entendons-nous bien. Si Bielsa ne sait pas qui il va rencontrer, en réservant par Internet son hôtel de l’autre côté de l’Océan Atlantique, ce qui est intéressant d’examiner, c’est essentiellement ce que fera sa victime, après son identification. Un cadavre ? Peut-être. On parle bien d’un caïman dans le titre. Ce sommeil, ce serait tout à la fois ces trente années où Bielsa est absent dans la vie du narrateur et l’absence d’une vengeance possible. Mais qui est le caïman : celui qui attend de se venger ou celui qui arrive, enfin, pour permettre cette vengeance ? Le principe de la vengeance, rappelons-le, est de répondre au mal par le mal et met finalement, face à face, deux carnassiers. De plus, ces deux personnages qui ont connu la même femme (Vera – vous vous en doutiez), n’ont-ils pas commis dans le passé, au fond, les mêmes actes ? C’est une des subtilités du roman que de rendre universel ce qu’on croyait, au premier abord, uniquement dévolu à autrui…
Avec cette phrase très mallarméenne (« les dés lancés en l’air pouvaient retomber où bon leur semblait, voilà ce que j’ai ressenti, ce que j’ai vu ») se pose ainsi la question de l’innocence, de la responsabilité et de la punition. Que doit-on faire, et qui doit-on croire, dans un monde d’horreur et de sang où l’amour est « faux » ? Dans une interview, sur le site d’Evene.fr, Antonio Soler affirme que ce qui lui importe est « la capacité [des personnages] à questionner le destin, à résister et à se rebeller. Que l’on perde ou que l’on gagne, c’est lié au destin, à la fatalité. La capacité à se battre, c’est autre chose. »
Le sommeil du caïman est construit pour interroger nos actes et leur donner du sens. Refuser sa propre culpabilité, c’est refuser d’être responsable, c’est refuser à l’autre d’être responsable de nos blessures, c’est ne pas pouvoir se venger en conséquence… Cette vision cohérente de la chose semble, pourtant, plus être la mienne et celle du héros des Mains sales, de Sartre, que celle de notre vieux réceptionniste : « l’incohérence est la seule vérité possible », nous dit-il. Pas de règle, en somme.
En ce sens, le livre d’Antonio Soler est un livre humaniste. Il montre la misère - et la douleur - des hommes sans la juger. Il la décrit et la raconte avec application dans leurs trois cercles : intime, politique, métaphysique. Ce livre, placé sous le symbole du mercure, n’est ni nostalgique ni mélancolique. Il est d’une dureté poétique qui étonne et la douceur qui émane des faits, posés à rebours dans leur brutalité, pose à nouveau la question de l’homme face à sa douleur. Dans un monde amoral. Ce livre d’Antonio Soler n’est pas qu’un simple sommeil, c’est une rêverie noire aux souvenirs vaporeux, un « songe » sur la destinée humaine.
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