Le blog "Les fourmis ailées" a été sélectionné par

dimanche 22 novembre 2009

"Le dernier homme qui parlait catalan", Carles Casajuana


« Le vieux doit être un résistant, pas un collaborateur.»

Lu grâce à Blog-O-Book et chroniqué pour Blog-O-Book


Je me représente l’auteur du Dernier homme qui parlait catalan comme une sorte de Dominique de Villepin espagnol. Vous savez, l’homme qui affronta les Etats-Unis en rejetant avec brio et panache toute guerre contre l’Irak, à l’O.N.U. en 2003. Pour trois raisons. Premièrement, parce que notre écrivain espagnol est un diplomate. Deuxièmement, parce que son nom claque : Carles Casajuana. Troisièmement, parce que le titre a la saveur du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper ; dont le désenchantement ne doit pas réduire en silence l’héroïsme : il y a, bel et bien, une résistance catalane contre l’impérialisme castillan dans le roman qui nous intéresse. C’est même la problématique essentielle du livre. La langue catalane, l’âme d’un pays. Une identité.

Ramón Balaguer est un écrivain qui refuse de quitter son immeuble dont tous les appartements ont été achetés par Soteras. Comme Balaguer contrarie fortement le projet de rénovation de Soteras, ce dernier coupe le gaz et ne répare pas l’ascenseur, tombé étrangement en panne. Il a tous les droits, il est « majoritaire » au Syndic. Balaguer s’accroche à son appartement, à son immeuble, à son quartier qu’il connaît depuis vingt ans.

« L’odeur de cuir du cordonnier du coin se mêle à celle d’urine et de moisissure des cours intérieures et aux effluves humides des murs des immeubles délabrés. Il lui semble que ce mélange d’odeurs définit le quartier : un quartier d’artisans, d’ouvriers, de petits commerçants, de gens simples, vaincus sans le savoir (ou qui le savent, allez savoir), abandonné au centre de la ville. Combien de temps vont-ils résister, si on commence à restaurer les maisons ? Ne vont-ils pas devoir émigrer, comme les oiseaux des forêts quand on construit une autoroute ? »

Cette grammaire géographique et identitaire n’est pas anodine, Balaguer est un écrivain, et un écrivain de culture et de pensée catalanes qui s’exprime en castillan. Se pose alors la délicate question de son ambivalence et la rognure de ses origines. Le différend avec Soteras est l’écho, rendu matériel, de la réflexion sur la dissolution du catalan : « Comment est-il possible que l’on ne conserve pas un seul vestige d’une langue qui fut celle de ces lieux pendant plus de mille ans ?» L’histoire de Balaguer est celle d’une expulsion, et le roman de Casujuana une défense et illustration de la langue catalane. En effet, ce roman, qui a remporté le prix Ramon-Llull 2009, est traduit du catalan. Ce qui nous semble somme toute logique.

Le côté Janus de Balaguer sera interrogé par un écrivain de contrebande, Miquel Rovira, qui squatte l’immeuble, et dont les mystérieuses cigarettes et les improbables pots de yaourt, sur le palier du deuxième, alertent Balaguer et le lecteur dès la première ligne. C’est d’ailleurs de Rovira que provient ma dernière citation. Dans son roman, il met en scène un américain qui part à la recherche du dernier homme qui parlait catalan. Nous suivons pas à pas les ratures, les atermoiements, les réflexions de Rovira, tant sur l’acte d’écrire que sur le débat de fonds : la désaffection du catalan. Rovira se tient près de l’agonisante, même si la langue catalane, au moment où il écrit, n’est pas moribonde mais en perte de vitesse.

La rencontre entre ces deux écrivains catalans aux deux langues littéraires différents (vous aurez compris que Rovira écrit en catalan) est intéressante ne manque pas de piquant, car les chapitres, courts, alternent les points de vue. Le récit avance de cette manière, et cela donne un dynamisme qui est loin d’être désagréable. Les dialogues sont souvent tendus, parfois si brutaux que je ne les ai pas trouvés naturels.

Cette rivalité linguistique se poursuit lorsque Balaguer est introduit dans le cercle d’ami de Rovira. Il rencontrera Eugeni, mais aussi Rosa, la copine de Rovira, et Núria. Avec Eugeni, chaque rencontre, chaque discussion trouve sa pierre d’angle avec le catalan. C’est plus qu’une obsession, cela devient fanatique. Au cas où le lecteur n’aurait pas compris l’enjeu de ce livre, il vaut mieux en remettre une couche. Parfois, cela devint exaspérant. Mais bon, il faut bien que Rosa contraste avec Eugeni… Rivalité littéraire, rivalité amoureuse, la thématique du double est exploitée comme il se doit par Casajuana, et même plus !

Mais n’en disons pas trop, car le récit est construit comme une enquête, vaguement construit comme une enquête… On cherche à dire comment une langue meurt, comment écrire ce livre, ou écrire tout simplement ; on suit l’enquête de Balaguer sur ce fameux squatter : est-il à la solde de Soteras ?... On apprend peu à peu pourquoi il est vital pour Balaguer de terminer son roman dans son appartement et pourquoi il refuse le pont d’or que lui offre Soteras s’il coopère.

Ce roman est un portrait d’écrivain, entre résistance et bêtise, entre dignité et abandon. Il met en jeu la notion d’identité, de pays, au sens de tissu social et économique, et relie cette notion à celle de zone linguistique. La culture commune, c’est la langue, nous dit Casajuana ; et il est admirable que Balaguer ne comprenne pas justement, en écrivant castillan, qu’il est en porte-à-faux avec son désir de rester dans son quartier. Cette incohérence fonde le pessimisme du roman et la fin n’est pas des plus joyeuses, quand on sait que d’un côté on a la globalisation et de l’autre, en Europe, les vaines tentatives pour faire signer et respecter La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Je n’en dis pas plus.

Ce roman est à lire pour sa construction, les questions qu’ils nous posent sur l’extinction d’une langue et d’une identité culturelle, pour ce qu’il nous dit de l’écrivain, de sa solitude ou de son amour-propre.

En tout cas, il en fait le dernier héraut d’une culture. Le dernier des Catalans, mais aussi des Français (on est en plein débat identitaire, ne l’oublions pas), sera vraisemblablement un écrivain, puisque la constitution d’un Etat va de pair avec une langue commune. Sans cette dernière, il n’y a plus rien de solide, et tout peut alors disparaître.

« A Barcelone, celui qui s’adapte à la langue de l’autre est toujours celui qui parle catalan. De façon lente mais inexorable, on finira par chasser le catalan des boutiques de la ville. Il n’y a pas besoin d’inventer quoi que ce soit. Le lecteur connaît bien le processus. Il suffit de le rendre visible, car tout le monde y est si habitué que plus personne n’y fait attention.»


Citations supplémentaires

- « J’aimerai bien que tu rencontres ma copine. »

- « Il doit admettre que le salaud a en partie raison. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire