Ce qu’il y a de terrible avec Sylvie Germain, ce n’est pas de devoir utiliser un terme cher à Victor Hugo pour chroniquer son dernier récit, L’Inaperçu ; mais bel et bien de se dire qu’elle a toute sa place au panthéon des auteurs français contemporains. Victor Hugo, oui ; l’association n’est bien sûr pas hasardeuse, tant les histoires de Sylvie Germain mettent en scène des misérables, ces trous noirs, ces points d’appui de toute réflexion, ces professeurs d’humanité. Terrible, oui, paradoxalement ; car c’est "l’effroi" qui provoque la joie de lire ce roman de la rentrée littéraire 2008.
L’intrigue en est simple, si l’on s’en tient aux deux parties du récit : apparition de Pierre/disparition de Pierre. Mais ce qui complique la progression de cette histoire, c’est que Pierre n’a pas l’exclusivité des misères, lui le « compagnon du Tour de rien », pour qui « assurer [sa] survie constitue un ouvrage déjà bien assez délicat »... La magnifique apparition, qui ouvre le roman, d’un Père Noël qui pense secourir une femme aux envies suicidaires, sur la berge d’un fleuve, un soir de décembre, sera en effet l’instant qui nouera les coïncidences. Et cette femme, Sabine Bérynx, engagera peu après cet homme à travailler dans son magasin d’articles de jardin, en Normandie, dont elle est l’unique propriétaire depuis le mortel accident de son mari, George, et père de ses enfants, Henri, Hector, René et Marie. Pierre deviendra ainsi, en tant qu’employé et ami, le point d’équilibre de la petite famille, tout en ayant l’antipathie du beau père de Sabine, Charlam, qui ne se veut pas tant patriarche que Dieu le Père. Le récit se construit avec les points de vue des différents personnages ; les secrets et les mystères glissent peu à peu et affleurent, s’entrelacent, s’enracinent. Pourtant, rien dans la vie, ou dans ce livre, n’est compliqué. Tout est simplement complexe. Et ce qui crée cette complexité, c’est l’absence, le néant, la déshérence. L’être absent dans la famille Bérynx est George, le mari de Sabine, dont le platane funèbre s’orne de fleurs déposées par la mystérieuse « Bouquetière »… Et tout le livre est construit à partir de cet instant tragique, l’instant d’un cri de petite fille à l’arrière d’une voiture, l’instant où cette voiture se fracasse contre un arbre, tout le livre est construit à partir d’un billet de loterie qui n’est plus, à un moment donné, à sa place...
A sa place. Oui, être à sa place : se trouver. Et toute l’ambition des personnages, toute l’ambition des êtres humains, se borne à ça : « il n’en faut pas moins se colleter avec cette réalité brute et en crue, aussi somnambulique soit l’état dans lequel tombe les endeuillés. » Tous les êtres humains ? Peut-être pas. Des irréductibles, il y en a beaucoup trop, et Sylvie Germain en distingue trois sur les six Bérynx : Charlam, Hector, René. Charlam, le grand-père qui souhaite avoir la main mise sur la famille et qui méprise Pierre ; Hector et René, ses deux petits-fils qu’il a su capturer dans sa zone d’influence. Ce qui caractérise Charlam, c’est sa piètre opinion de ses congénères ». Il pense que « l’humanité n’est ni bonne ni intelligente, qu’elle se compose d’un ramassis d’être indécis, versatiles et égoïstes. Son pessimisme est radical : « les victimes et les bourreaux se font souvent interchangeables ». Sa rigidité est aveuglante, et c’est celle-là même qui l’engage à entrer dans un cercle conflictuel, de domination, d’autorité mal placée.
A ce pessimisme, fait d’aigreur et d’usurpation, répond le tragique, dans sa lente résignation ou, plutôt, acceptation. Sabine, Henri, Marie, et bien sûr Pierre, celui qui remplace George et le prolonge. Et puis Edith, « Tante Chut », dont le changement brutal donne une immense promesse de joie à ceux dont la vie semble pesante et désespérée, et dont le mélange de scandale et d’innocence constitue le thème du livre, la destinée des hommes. Henri combat l’horreur de la guerre avec ses photoreportages, Marie réalise une série d’albums intitulée « Les bêtises de Zélie », merveilleusement insolente. Grâce à Pierre, grâce à ce qu’il laisse dans son appartement lors de sa fuite, de son échappée. L’ombre de Zélie, cette mystérieuse fille dont Marie retrouve le carnet. La lumière du peintre Rothko, dont la reproduction d’un tableau, décide de la vocation d’Henri : « rendre discernable, sensible, l’inaperçu de drames où le visible et l’invisible, la lumière et la nuit se frôlent, en s’éraflant ou se caressant. »
La nécessité d’avoir les pieds sur terre, et un pied sous terre pour Marie, la nécessité de prendre racine, d’être en tant qu’adulte « un arbre », pour vivre pleinement implique de regarder, de se faire prophète dans l’acception du peintre Rothko. Et c’est le message de Sylvie Germain. « Regarder jusqu’à ouïr, écouter jusqu’à voir en transparence des choses, jusqu’à déceler des résidus de nuits épars dans le jour, des traces de lumière à vif dans le noir. » Et le visage trop intense « pour être représenté » de la reproduction de Rohtko n’est que ce regard tourné vers soi, cette rumination de la douleur jusqu’à son épuisement, jusqu’à la libération de la joie et du rire, l’exaltation du silence qui a mis fin au cri de la bête Gégène/géhenne, logée dans le cerveau humain (la philosophie des Shadoks tient, d’ailleurs, une place considérable dans L’Inaperçu). Pierre prendra ce chemin laborieux et prometteur : aller au dedans de soi, au devant de soi, s’accoucher puisqu’il faut naître une seconde fois. Ainsi l’enseigne le Christ, dont Pierre se fait souvent le signe. Creuser le sillon et labourer son esprit comme le bœuf travaille le champ pour les semailles, dégager le clou du mépris et du crachat. Ne pas « tenir à distance les souvenirs qui font mal », ne pas « museler les pensées qui harassent ». Avoir les yeux « comme des flaques de pluie avec du soleil dedans », un regard rieur, « un regard qui dénude et qui sonde, qui décape et questionne ». C’est ce que refusent Charlam et sa nouvelle femme Louma, dont l’égoïsme lâche préfère le gain illusoire, la fausse sécurité à « l’insurrection intérieure ». A la liberté, en somme.
L’Inaperçu est un roman qui part du néant pour établir des liens. C’est un roman sur la construction de soi, patiente et attentive, attentive et brutale, à travers les thèmes de la famille et des déchirements humains, de l’amour, de l’abandon. La poésie de Sylvie Germain participe pleinement à cette restructuration intérieure, elle sacre Pierre, l’homme qui se fait véritablement homme, ce marcheur ému par « quelques notes flûtées ». Il a vaincu le rire du malin, de la honte, de la souffrance, de la peur. La vie est une fête, et, s’il est dommage de devoir parfois s’en convaincre, il en serait tout autant de ne pas se fortifier en lisant ce livre, qui réussit l’alchimie du grand écrivain : pétrir l’intime et l’Humanité.
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