Le blog "Les fourmis ailées" a été sélectionné par

jeudi 25 février 2010

D'un livre à l'autre...


Après La promesse de l’aube de Romain Gary :

lire Le Livre de ma mère d’Albert Cohen.

Après Le bateau brume de Philippe Le Guillou :

lire Les météores de Michel Tournier.

Après Et la fureur ne s’est pas tue d’Aharon Appelfeld :

lire La contrevie de Philip Roth.

Après L’identité de Milan Kundera :

lire L’évasion d’Adam Thirlwell.

Après Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne :

lire Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo.

Après…


"La promesse de l’aube" ou Tombeau pour une mère : Romain Gary


Cette autobiographie de Romain Gary est tout à la fois drôle et émouvante. Sa mère, éminemment théâtrale, et la lucidité implacable sur ce qu’il a été, ce qu’il est et ce qu’est l’humanité créent un effet assez détonnant. Poussé par la fierté de sa mère, Romain Gary, personnage romanesque dont les aventures ne sont pas tant ridicules que grandioses, accède enfin à la gloire. De manière tout à fait imprévue, en dépit d’une dramatisation savamment orchestrée, le tragique survint et saisit de terreur et de pitié le lecteur. Tragique crevant ainsi la vanité d’un homme qui pensait ainsi mériter son passé, son enfance, les sacrifices de sa mère ; venant à sa rencontre, décoré de la Croix de la Libération et chargé d’une liasse de coupures de presse et de son roman Education européenne… il trouvera tout à la fois le sentiment pesant du vide et la force imposante de l’amour maternel.


Le talent de ma mère me poussait à vouloir lui offrir le chef-d'oeuvre d'art et de vie auquel elle avait tant rêvé pour moi, auquel elle avait si passionnément cru et travaillé.


mercredi 24 février 2010

« La Mélancolie de l’Anatomie » : le lyrisme scientifique de Shelley Jackson


Ouvrage lu et chroniqué pour Ulike.net

Traduction (!!) de Bernard Hoepffner


Deux raisons m’ont poussé à lire cet ouvrage. La première vient de la référence à Robert Burton et à son Anatomie de la Mélancolie, acheté lors de l’importante exposition au Grand Palais en 2005/2006 : Mélancolie, génie et folie en occident. La seconde vient du thème lui-même : le corps ; puisqu’il s’agit, là, non de faire « l’anatomie d’un état d’esprit » mais de « spiritualiser l’anatomie ». Shelley Jackson, écrivain américain née en 1963, est d’après Robert Coover l’un des talents les plus mûrs et originaux de sa génération. Originale, on veut bien le croire puisqu’elle tatoue sa nouvelle Skin au rythme d’un mot par corps… Il y a , d’ailleurs, six mots en France et la carte des corps est visible sur son site.

Reprenant la théorie des humeurs, elle divise son ouvrage en quatre catégories (cholérique, mélancolique, flegmatique, sanguin) et dans chacune de ces humeurs nous donne à lire, à chaque fois, trois nouvelles, centrées sur l’autonomisation d’un résidu de nos corps : œuf, sperme, fœtus, cancer, nerf, godemiché, phlegme, cheveux, sommeil, sang, lait, graisse. Cet ensemble est précédé d’un préambule, consacré au « Cœur noir », ce cœur qui semble gauchir « tout ce qui l’entoure » et dont les secrets attirants sont davantage assurés par une fine stratégie « rechercher la parfaite défaite ». Mais laissons-là la métaphore, on aura compris à la lecture des douze textes que les histoires d’amour ne sont pas simples, que la solitude et la cruauté côtoient le désir. Le corps parle contre nous, désavoue et présente la nudité, cruelle, des rapports humains.

Au début, j’étais, il est vrai, un peu circonspect. J’avais lu quelques pages, feuilleté quelques pages, ici ou là, et m’apprêtais à être déçu de mon choix. Mal m‘en a pris. C’est un livre à parcourir la jubilation aux lèvres.

En face de nous, des « résidus », dont on se plait à rappeler leur croissance, c’est–à-dire leur indépendance. Tous ces résidus n’en sont pas et existent en tant qu’entités différentes. Qu’ils soient domestiquées (sperme), qu’ils résistent à la compréhension (l’œuf), qu’ils envahissent notre intérieur (graisse, cancer), ce sont des personnages. Et tous tissent notre relation aux autres ou vis-à-vis de nous-mêmes, et vis-à-vis aussi de notre propre corps, à l’image du « phlegme » qui règle la communication. Mais s’il y a bien du sens, une signification à donner au godemiché ou au lait, à l’œuf, au cancer, Shelley Jackson ne construit pas pour autant des « allégories ». Il y a de cela, mais il y a plus. Son écriture transcende cette utilisation simpliste des excroissances, parce que sa langue est polymorphe.

La métamorphose de ces excroissances a lieu dans des récits ou dans des notices scientifiques, avec toute l’apparence qu’elles peuvent prendre, tout l’appareil de ces traités anciens, avec des citations d’auteurs grecs ou latins, des incursions ethnographiques, un « Index », des « Appendices », des « notes », qui sont autant de suivis naturalistes. La référence à Aulu-Gelle n’est pas non plus fortuite, Nuits attiques de ce dernier est une somme encyclopédique sur l’Antiquité, où se mêlent littérature, arts, philosophie, sciences naturelles... Avec humour, Shelley Jackson discourt sur le godemiché : les différentes apparitions, les matières et textures, les coutumes, les couleurs, les catégories… Comme s’il s’agissait d’autre chose qui pouvait ne rien à voir avec ce que c’est, en réalité. Oh, bien sûr, le lien est souvent facile à effectuer, ainsi on a la référence à l’épée Excalibur qui sort des eaux, celle du prince charmant, cette fois plus érotique que platonique… ou encore la rêverie de la Princesse de Clèves, qui tord le cou à toute pensée chaste.

Le lait est ainsi décrit autant que raconté grâce à des extraits du Guide de Conversation de l’écrivain du Ciel : caractéristiques physiques, couleur, action, chute de lait avec comme point de départ la confusion eau/lait et les nuages. Le lait remplace l’eau dans la cosmologie traditionnelle grecque et l’on voit bien où veut en venir Shelley Jackson : construire une sorte de mythologie du corps, avec toute ce que cela peut comporter de sacré. Rendons grâce, car ceci est mon corps.

Cette entreprise, si sérieuse qu’elle apparaisse, se lit avec délectation grâce au ludique pastiche des traités scientifiques d’alors, grâce aussi à ce trouble qui nous fait chercher des allusions, décrypter attentivement cette prose dense et subtil. On cherche un rapport, on le trouve, on le perd, on oublie, on se laisse porter par l’histoire, par ces métamorphoses, on retrouve un lien à moins qu’on ne nous surprenne, on glisse d’une figure à une autre… La disparition de ces corps comme résidu devient même si totale que Shelley Jackson compare ce godemiché aux parties d’un homme, contre toute attente. Ce retour aux sources est tout aussi amusant, et naïf, lorsqu’on parle de ces soi-disant nuages qui laissent « tomber un liquide froid, sans goût, non-nutritif » : l’eau. Parfois cependant, le résidu nous semble étranger. La nouvelle « Nerf » ne m’a pas parlé. Je suis resté hermétique. Parce que je n’ai pas su voir ou parce que j’ai trop cherché à voir ? Je ne sais pas, je suis resté hermétique -- et la réside la réussite de l'auteur : avoir fait oublier la dépendance de ce résidu. Parfois il faut relire des passages afin de vérifier qu’on a bien lu, qu’on a le code. Il en va ainsi de la fin de « lait », véritable mode d’emploi masturbatoire, tout en délicatesse et en poésie. Puisque la poésie naît du trouble et des métaphores vives.

A côté de ces pseudos essais scientifiques se déploient de véritables narrations, de véritables drames, où la fantaisie se mêle au fantastique : il en va ainsi de l’œuf qui croît, de la structure cancéreuse qui s’installe à demeure dans une maison, du fœtus qui flotte dans le ciel, comme un extra-terrestre, de cette graisse qui tombe qu’il convient de racler dans les maisons, les palaces ou les taudis… Au terrible cancer répond le cruel abandon de la femme obèse, au mal être d’Imogen, qui porte son œuf et attire à sa suite, comme le joueur de flûte de Hamelin, une « étrange cohorte », répond la triste vie, non dénuée de lumière saphique, de la « pêcheuse de sang » qui nettoie les dessous sanglants de Londres…

Ces « résidus », ces excroissances, ces substitutions de nos corps, ne sont aucunement glauques ou sordides. La Mélancolie de l’Anatomie est d’une grande inventivité, d’une grande virtuosité langagière et il joue magnifiquement bien de l’ambiguïté de notre corps : Il ne nous appartient pas.

"Le cancer a grandi à une vitesse invraisemblable. Au début, je l’ai regardé avec curiosité, presque avec affection. Près du centre, il s’est ballonné et est devenu aussi solide que de la viande. Les branches se sont divisées encore et encore. C’était une étoile de mer aux bras fourchus, un flocon de neige animal.

Je n’en ai parlé à personne. Un jour, la voisine est venue me demander de maîtriser mes haies. C’était une femme nerveuse dont le visage était trop vieux pour sa chevelure. Sa fille l’accompagnait, cette petite créature blonde avec qui j’avais essayé de me lier d’amitié. L’enfant ne me prêtait aucune attention mais gardait le regard fixé dans la direction du salon. J’ai intercepté son regard par instinct, pas du fait d’une crainte que j’aurais pu nommer."

David Mitchell a écrit dans "Ecrits fantômes" :


As-tu remarqué, a commenté John, que les pays disent "force de dissuasion" quand ils évoquent leur arsenal nucléaire mais parlent toujours d'armes de destruction massive" dès lors qu'il s'agit des autres nations ?

De John Huston à Gradimir Smudja : Toulouse-Lautrec



Il y a peu, j’ai regardé avec attention Moulin Rouge, le film de John Huston. La vie de Toulouse-Lautrec nous y est présentée avec une grande mélancolie. Tristesse, joie, dignité, bel esprit, cynisme, voilà ce que nous offre ce long-métrage datant de 1952 et adapté d’un roman de Pierre La Mure. Je ne veux pas écrire davantage sur ce film émouvant, qui a toutes les caractéristiques d’un grand film par sa sobriété et sa sincérité. C’est cependant un grand film sur l’Art, et je ne peux que conseiller d’aller acheter le DVD.

J’ajoute qu’il existe une série en BD Le Bordel des muses, réalisée par Gradimir Smudja, auteur par ailleurs d’un Vincent et Van Gogh, qui suit très librement les pérégrinations de Toulouse-Lautrec. Enfin, elle s’agit maintenant de la série : Le Cabaret des muses, puisqu’il y a eu des soucis d’image. Non, le Moulin rouge n’est pas un bordel, même si c’est brider la liberté de l’auteur. Mais brisons-là.

L’intérêt de cette série (quatre volumes à présent) réside dans le talent de copiste de Gradimir Smudja. On y croise nombre de peintres de l’époque (Degas, Van Gogh, Monet, Gauguin, Seurat…) et nombre de grandes toiles au hasard des cases, que ces apparitions soient évidentes ou plus subtiles. C’est drôle, l’histoire (même si c’est un peu dommage) n’a ni queue ni tête ; et cette absence d’organisation fait bien de cette série un « bordel des muses », une galerie où l’art et le plaisir, de manière ludique, se donnent à coeur joie.


mardi 23 février 2010

Henri Calet a écrit dans "L'Italie à la paresseuse" :


Au vrai, quand je resonge à Rome, c'est surtout des chiens que je vois.

"Fascinante Italie", l'exposition de Nantes


La vasque de la Villa Médicis, Maurice Denis


Fascinante Italie, certes, mais décevante exposition sur ce thème au Musée des Beaux-arts de Nantes. La faute à qui, à quoi ; je ne sais plus... Soyons indulgent. J’ai vu les expositions italiennes à Orsay, Italiennes modèles : Hébert et les paysans du Latium et Voir l’Italie et mourir, mais Nantes n’est pas Paris. La disposition des salles ne paraissait pas très sympa, mais le site Internet de la ville de Nantes nous montre qu’il avait un air italianisant et donc pensé (encore que les textes écrits sur les toits…). L’ensemble paraissait assez terne et l’ambiance grise, mais il ne faisait pas très beau et la verrière ne jouait pas son rôle… Des petites plaquettes intéressantes, mais les salles -- à part leur titre -- ne contiennent aucun développement, aucune introduction.

Résultat : une vraie préférence pour la première salle (avec La Voile jaune de Signac, deux belles peintures vénitiennes de Kandinsky, une gondole par Monet) et l’avant dernière (avec une peinture en 3D en cire, celle de Doré et ses trois juges de l’enfer, et puis Maillol, et puis H. Martin). J’ai aussi préféré L’Italienne de Derain à celle de Van Gogh, qui se retrouve sur l’affiche de l’exposition. J’ai découvert, je crois, Félix Lionnet, peintre vaguement local, illustre méconnu, dont les quelques toiles m’ont fait penser, avec ces taches de lumière, entre autres, aux Macchiaioli, à Fattori…


"Bright Star", Jane Campion, John Keats et Abbie Cornish



Il n’y a pas que les champs et les paysages qui soient intéressants dans ce film. Il y a aussi la coupe de cheveux de John Keats, les moues de Fanny Brawn et puis la poésie ! On l'oublierait presque ; même si la poésie n'est justement pas uniquement ce qui est écrit. Elle est dans les paysages, la coupe de cheveux et les moues... Délicat film que celui de Jane Campion, film propre et sobre. De la retenue, de la haute tenue.

Mort trop jeune pour être le plus grand poète romantique anglais, John Keats est mort assez tôt pour rester fidèle à son amour de modiste, forte femme au demeurant. Ce film nous fait revivre cet amour impossible de manière assez agréable, en évoquant assez bien l’Angleterre de l’époque. Amour impossible, marqué du sceau de la tragédie et de la maladie, avec des gestes remplis de fraîcheur et de profondeur, voire un peu de mièvrerie -- si je ne pensais pas que je vieillissais.

Depuis, quand je tousse, je pense à John Keats ; et je dois rapidement perfectionner mon accent anglais car -- j’ai essayé -- ses poèmes lus dans la langue de Shakespeare sont d’une plus grande beauté. Ils s’entendent plus qu’ils ne se comprennent et se saisissent d’autant mieux.

When I have fears that I may cease to be


Before my pen has gleaned my teeming brain,


Before high pilèd books, in charactery,


Hold like rich garners the full-ripen'd grain;


When I behold, upon the night's starr'd face,


Huge cloudy symbols of a high romance,


And think that I may never live to trace


Their shadows, with the magic hand of chance;


And when I feel, fair creature of an hour!


That I shall never look upon thee more,


Never have relish in the faery power


Of unreflecting love;—then on the shore


Of the wide world I stand alone, and think,


Till love and fame to nothingness do sink.


"Le Drôle de Noël de Scrooge", adapté du conte de Charles Dickens



Le film est assez fidèle, je crois, au récit de Charles Dickens : Le conte de Noël. En gros, c’est l’histoire d’un vieillard qui n’aime pas Noël, enfin : qui déteste Noël. Il va rencontrer trois esprits, revivre son passé et changer. Précisons cependant qu’il vilipende Noël parce que la joie est éphémère et la pauvreté des gens durable. On n’est pas à une contradiction près, l’homme semble grippe-sou au point de récupérer les sous sur les paupières de son feu associé.

C’est une histoire très chrétienne, un « vrai conte de Nöel » en somme, parce que cela finit bien : la fête est là, la joie aussi. L’allégresse, et tout se termine en chantant. Avec en toile de fond la question du salut de chacun, à la veille de mourir. Avec la réévaluation de chacun de nos actes, qui impose de reconsidérer les carrefours des décisions. Un brin évident, le film ne perd pas son attrait pour autant, tant pour l’histoire et les sentiments qu’elle procure que pour la version 3D de ce « film animé ».

"Le Maître de Ballantrae", Robert Louis Stevenson



Couverture de la première édition, bien meilleure, de toute manière, que cet archer écossais, qui ne ressemble guère au Maître, à mon avis sur le poche Folio.

Bien sûr, à la lecture du Maître de Ballantrae, on pense à L’Ile au trésor et à Dr Jekyll et Mr Hyde. Parce qu’il y a de l’aventure, parce qu’il y a la dualité bien/mal. Et pourtant, rien de vraiment commun. L’aventure est narrée de seconde main, la dualité plus tout à fait évidente, à terme. Oui, on navigue avec des pirates, on se retrouve avec des Indiens, mais la narration nous semble souvent incomplète et résumée. L’essentiel n’est pas là, de toute manière. Il réside dans le portrait du Maître de Ballantrae, homme pervers et duplice, manipulateur qui ne laisse pas de fasciner, cependant, il a l’allure du renégat dans Le Neveu de Rameau, de Diderot : le sublime dans le mal.

L’histoire en est simple : deux Ecossais, frères, James Durie et Henry Durie; le premier est chéri par tous, mais il part à la guerre et meurt… une première fois. Le second, le cadet, devient héritier, épouse la promise, et l’Autre revient… Racontée par le « serviteur » de Henry, le courageux Mackellar, le portrait n’en est que plus saisissant, la narration virtuose, désinvolte ; et intrigante ne serait-ce qu’avec les suspensions des aventures du Maître ou l’interruption de ce qui se passe au domaine écossais, ou la volonté de raconter les choses telles qu’on les a apprises…

Du coup, j’ai bien envie de lire les Nouvelles Mille et Une Nuits, qui traînent depuis longtemps sur un rayon de ma bibliothèque. Londres, me voilà !

lundi 22 février 2010

Jean-René Huguenin a écrit dans son très précieux "Journal" :


Une très belle phrase de Renaud : "C'est dans les moments où l'on se donne le moins que l'on se dépense le plus."

samedi 20 février 2010

"Et la fureur ne s'est pas encore tue", Aharon Appelfeld



Quatre-vingt six courts chapitres pour ce livre d’Aharon Apppelfeld, au titre bien amer. « Et la fureur ne s’est pas encore tue ». Laquelle exactement ? Celle des nazis, celle des communistes (pas moins antisémites que d’autres, ce qui fait que la polémique sur le livre de Yannick Haenel Jan Karski… ), celle des Juifs eux-mêmes, qui ne se souviennent pas qu’ils sont princes ?...

Dès le début du livre, narré par le personnage de Bruno Brumhart, on est dans cette problématique qu’est la difficile appartenance au peuple élu. Il y a un peuple qu’on méprise, un peuple qui se cache, un peuple qui oublie sa foi : les Juifs.

Bruno Brumhat a cinquante ans et très tôt s’est trouvé privé de sa main droite. Privé également très tôt de son père puis de sa mère, déporté et promis à une mort terrible, cet handicapé, ce manchot ne doit finalement sa vie qu’au Frère Peter et à sa fameuse phrase : « les Juifs ont oublié qu’ils étaient des princes ». La droiture et la dignité qui découlent de ce statut seront des leitmotivs. A cela s’ajoutent les problèmes de la foi. Comment croire ?...

Dans cette narration très agréable à lire, au dialogue vif et efficace, la simplicité vient dire la complexité d’une relation au monde, aux autres. Sa femme ? Son fils ? Les compagnons de fuite ? Le silence, le sentiment énigmatique des choses remplacent peu à peu l’exubérance naïve du jeune garçon. Bruno Bruhart tente de sauver par la musique et par la lecture l’âme des êtres hagards et déracinés, ces hommes et ces femmes qui s’attendaient à retrouver leur maison mais n’ont trouvé que le néant.

Et la fureur ne s’est pas encore tue n’est pas un livre violent, ne contient rien de terrible, hormis ce qu’on sait, ce dont on se doute. C’est un livre qui témoigne de la grâce d’un homme aux prises avec ses propres démons. C’est un livre sur la foi, et sur la foi en l’Humanité, comme en témoignent les portraits élogieux de la mère de Bruno, qui n’a de cesse d’aider les pauvres, en bonne communiste, quand le Parti lui-même abandonne les Juifs. C’est un livre, en fin de compte, sur un « bon petit soldat », et ces mots pèsent, cette fois, avec bonheur et mélancolie.

vendredi 19 février 2010

Italo Calvino a écrit dans "Le Chevalier inexistant"


Agilulfe Edme Bertrandinet des Guildivernes et autres de Carpentras et Syra était, sans conteste, un soldat modèle ; mais tous le trouvaient antipathique.

"Alice et cetera", Stuart Sueide : on en redemande



Alice et cetera, un vrai moment de bonheur. La même vertu que la lecture pour Montesquieu, la dissipation des chagrins. Dans ce spectacle de Stuart Seide, on a en réalité trois courtes pièces de Dario Fo et Franca Rame : Alice au pays sans merveille, Je rentre à la maison, Couple ouvert à deux battants. Trois pièces, enlevées, souvent drôles, très critiques, où la condition féminine tient une place de choix dans les revendications. Le Droit au bonheur, qu’est-ce ? Par quoi cela passe-t-il ?

Trois pièces, où la société de consommation en prend pour son grade, tout comme la libération sexuelle parce que les choses ne sont pas si simples, que les désirs s’accompagnent d’atermoiements, sans qu’on sache réellement ce qu’il convient de faire. Un hymne complexe à la femme, où l’homme, bien sûr, n’est pas à son avantage, mais dont ce défaut ne permet guère de rendre définitif quoi que ce soit. C’est sans doute bien pour cette raison qu’Elisabeth Badinter a eu besoin d’écrire Le conflit, la mère, la femme. Quoi qu'il en soit, des quiproquos en chutes surprenantes, du vaudeville en profond désespoir, de virtuoses mises en scènes en trio d'Alice pop, on en redemande.


"Questo buio feroce", Pippo Delbono



Questo buio feroce, de Pippo Delbono, c’est de l’art.

Ce spectacle, au sens fort du terme, a été inspiré par le livre autobiographique de Harold Brodkey, un écrivain anglais mort du sida. Cependant rien de vraiment linéaire (enfin, je suis capté par autre chose) sur les planches, rien d’intrigant, il faut juste regarder et écouter, voir et entendre. Cruauté du monde, maladie, mort, solitude ; chaque tableau est saisissant d’étrangeté, de cet homme au masque africain à ces nains, en passant par des références à Goya ou Vélasquez. Magnifique réécriture de Cendrillon ; émouvant défilé baroque sur la musique du film In The Mode For Love. Au-delà de l’horreur pour dire la déchéance, la Vie. On commence par un homme couché, on termine par un homme qui danse, et l’air d’Emmenez-moi d’Aznavour tourne encore, bien après les applaudissements. Cette « obscurité féroce » est incontournable si votre ville l’accueille. C’est drôle, émouvant, cruel, horrible. L’onirisme se dispute avec le grotesque et le funèbre, pour proposer un spectacle total. Ici on peut voir quelques extraits.

La version courte est là, par contre.


"La Ménagerie de verre", T. Williams et J. Nichet



Un grand spectacle que cette Ménagerie de verre, même si ce terme évoque trop la joie, la fête, pour que je sois satisfait de ce commentaire. En effet, Tom, Laura et leur mère Amanda forment une famille abandonnée en pleine crise économique, celle de 1929. Famille disloquée, déchirée, avec Laura, la sœur « handicapée », aussi fragile que ses petits animaux, le fils Tom qui n’a de cesse de partir « au cinéma » pour fuir sa mère et qui ne rêve que de prendre le large, et Amanda, la mère, très présente, trop présente, qui étouffe et l’un et l’autre. Le nerf de l’intrigue, c’est de faire rencontrer à Laura des garçons, ce qui n’est pas chose gagnée puisqu’elle est renfermée, d’une timidité maladive… C’est l’ambition de cette mère, abandonnée par son mari : que sa fille ne soit pas vieille fille, que Tom lui présente un honnête garçon…

Tom, le « narrateur », nous montre des tableaux sobres et drôles, pesants. Et l’on se prend à espérer pour Laura, avec cette soirée où Jim lui donnera un peu de sa joie, de sa bonne humeur pour surmonter les fêlures et, concrètement, le bris de la licorne de verre (si je me rappelle bien).

Un grand merci au metteur en scène Jacques Nichet pour ce drame où la comédie côtoie l’expression vive des solitudes, et aux acteurs dont les personnages très théâtraux, très affirmés, nous rendent très proches de ces personnes et de leur misère, de leur désir.


"Sous l'oeil d'Oedipe", Joël Jouanneau



Les Labdacides, tout le monde connaît – ou presque. Parce qu’il y a Œdipe, parce qu’il y a Antigone… Et tout ce qui se trouve entre ces deux personnages extrêmes, celui qui est aveugle et lutte contre la vérité, celle qui voit et qui lutte pour la vérité. Deux libertés différentes au service du tragique. Bon, dans cette pièce de Joël Jouanneau, en somme l’Histoire tout entière adaptée sous forme de tableaux de Sophocle et d’Euripide, on doit bien avouer qu’il n’y avait rien de transcendant. Décor sobre avec un beau mur miroitant. Quelques beaux moments, Laïus, le jeu de Tirésias… mais on n’y croit guère. Ça ne m’a pas parlé, ne m’a pas choqué. Ne m’a pas ému. Est-ce la faute de l’histoire, déjà connue ? Non, évidemment. Je pense que c’est affaire de tonus (du mien…) mais aussi de la pièce. Pas de tension. Compilation de l’Histoire ou fil rouge nerveux, il fallait ne pas se tromper. Ce fut donc une pièce sans relief et sans saveur.


René Char a écrit dans "Feuillets d'Hypnos" :


Agir en primitif et prévoir en stratège. (72)

"La Nuit des rois", Jean-Louis Benoît



La Nuit des rois. Ce n’est pas la plus connue des pièces de Shakespeare, mais ce n’est pas la moins intéressante. Paraît-il qu’Ariane Mnouchkine l’a mise en scène ; je suis né trop tard. Moi, je l’ai vue mise grâce à Jean-Louis Benoît. Et ce n’est sans doute pas pareil.

Un naufrage, une île, un travestissement, des amours contrariées. Du comique, de la mélancolie, une once de tragédie pour le dindon de la farce. Des décors efficaces, une belle toile de fond ; ciels d’un bleu apaisant… Evidemment, j’ai trouvé plombant le prince Orsino qui languit de sa comtesse et préféré la grosse servante (à la voix masculine ; normal, c’était un mâle) à l’arrière train bien prononcé, l’oncle de la comtesse, aux cheveux roux et à l’allure de Falstaff, le couard Chevalier vaguement maniéré… Entre le sérieux de Viola et la douleur d’Olivia, place aux pitreries, aux moqueries, aux vengeances basses, voire à la cruauté envers Malvolio. Quand c’est visuel ou enjoué, on était dans la pièce, quand c’était terne, on n’y entendait plus rien. La faute aux voix, peu fortes… Il fallait trop tendre l’oreille pour être dedans. Dommage ; du coup même les interventions de Feste, le bouffon, n’étaient pas efficaces. Et pourtant le personnage le plus important de cette pièce à multiples entrées et intrigues, cependant, est Feste, le fou qui n’est pas assez fou, qui fait le mur plutôt que d’aiguiser ses réparties. Un fou à l’allure de Chaplin, dont le pendant n’est justement que Malvolio. Un autre bémol, même s’il ne doit pas vous interdire de découvrir cette histoire, réside dans la mise en scène qui jouerait des travestissements pour tenir un discours sur l’ambivalence sexuelle ou identitaire, conformément à ce que dit Viola : « I am not what I am. » Que les pages soient des jeunes filles, que la servante soit un homme, tout cela ne change rien à la pièce, n’apporte rien au propos.


Jean Cocteau a écrit dans "Thomas l'imposteur"


La cathédrale était une montagne de vieilles dentelles.

"Baby Doll" et Mélanie Thierry


Baby Doll. Mélanie Thierry. Des critiques positives. Un auteur par moi peu connu. Une occasion, je saute sur cette dernière, casse ma tirelire et m’y rends. C’est fait. Content ? Je n’en sais rien. Sans doute. Mais pour le prix, on paye plus pour voir Mélanie Thierry que pour voir une mise en scène.

Alors, oui le décor très réaliste de cette maison de bois change des effets modernes, oui, le son des insectes, du vent, conforte l’atmosphère créée. Oui, les acteurs jouent bien. Le barbon Archie Lee est bien un baron inquiétant, Baby Doll est bien un sucre Candy, fraîche, innocente, puérile (et cela a parfois bien du charme), et Silva Vaccaro joue bien le séducteur, manipulateur, protecteur. Entre concurrence commerciale accompagnée de relents xénophobes et initiation érotique, on passe un agréable moment. On venait pour une histoire, c’est fait : Baby Doll a changé de robe, elle n’est plus en blanc, en rose, en rouge ; elle est en noir, celui du deuil, quoique assumé de la mort de son père, de sa virginité. Ce n’est plus une blonde qui boude ou fait la moue.


Eric Laurrent, "Coup de foudre"




Premier roman, en 1995, d'Eric Laurrent aux Editions de Minuit. Rien à voir donc avec le dernier, le neuvième : Renaissance italienne, même si ce dernier titre y apparaît... Rien à voir dans le style, très oral, en rupture narrative constante. Roman très drôle, d'un amoureux looser, sorte de Pierre Richard tragique. C'est l'histoire de Chester et de Vénus Azerty. Et du mari...

lundi 15 février 2010

Thomas Mann a écrit dans "Tristan" :


Il passait la plus grande partie de la journée à écrire dans sa chambre et envoyait à la poste une quantité extraordinaire de lettres, une ou deux presque tous les jours, -- aussi ne pouvait-on que remarquer avec surprise et amusement qu'il en recevait lui-même très rarement.

"Tropiques. Cinq conférences mexicaines" Clément Rosset, l'autre philosophe



Le 18 février sort le nouvel ouvrage de Clément Rosset : Tropiques. Cinq conférences mexicaines. Parce qu'il n'y a pas que Bernard-Henri Lévy qui publie.


"Les Mexicains adorent la musique et les flonflons. Ainsi qu'il arrive je crois dans tous les peuples du monde, il suffit d'une danse pour les rendre insensibles à ce qui les tracasse ordinairement : le sentiment du rien, le doute identitaire, l’ombre de la mort.
J’ai effectué en février 2009 un séjour au Mexique d’où j’ai rapporté quelques textes inspirés partiellement par des conférences que j’avais prononcées au Collège de Mexico et à l’Université de Zacatecas. Ce sont ces textes qui se trouvent rassemblés dans le présent recueil." (présentation chez l'éditeur)


Ian McEwan a écrit



des nouvelles plutôt perverses avec "Masques" et "Pornographie". Trouble et cruauté. C'est toujours efficace à la seconde lecture. Bah oui, j'avais oublié que je les avais déjà lues...

dimanche 14 février 2010

William Golding a écrit dans "L'envoyé extraordinaire" :


Mais silence maintenant. Voici venir la truite.

samedi 13 février 2010

Fenêtre sur...



"Je me mire et me vois ange ! et je meurs, et j’aime
— Que la vitre soit l’art, soit la mysticité —
À renaître, portant mon rêve en diadème,
Au ciel antérieur où fleurit la Beauté !"

extrait du poème "Les Fenêtres", Mallarmé

Mauriac a écrit


On ne peut dominer son oeuvre que si l'on a dominé sa vie.

"Le fond des forêts" de David Mitchell : L’Initiation de Jason Taylor




« Nous devons tous un jour ou l’autre affronter nos démons, Taylor, et pour vous, ce jour est venu. »


Le fond des forêts ne contient pas, à proprement parler, d’intrigue. David Mitchell nous relate une année de la vie de Jason Taylor, habitant dans un village du Worcestershire, en Angleterre. Une année pour tordre le coup à l’enfance et entrer, à l’âge de 13 ans, dans le monde en adulte. Une année, où l’on découvrira sa famille, ses amis, son école, son village. Sa vie semblerait banale, avec son lot de plaisirs et de tracas, s’il n’y avait pas ce bégaiement.

Jason Taylor est comme l’albatros de Baudelaire, un être mal adapté à son quotidien : bègue et poète, puisqu’il publie sous pseudonyme dans le journal de la paroisse. Jason fait le grand écart. Entre la beauté poétique et le vide des mots manquants, c’est son attaque de vie qu’il a du mal à poursuivre, butant sur des lettres, sur des S, dont la sinuosité rappelle celle de la vie elle-même, c’est son adhérence au monde, à ce qu’il est, c’est sa propre phrase qui tarde à être développée que ce roman nous propose de lire…

Adepte des constructions sophistiquées en puzzle, David Michell utilise ces fragments des quatre saisons comme des scènes tout à la fois autonomes et liées ainsi que les chaînons d’une conversation. Ainsi a-t-on l’impression de voir un tableau de Bruegel avec le lac gelé ; d’assister à la Guerre des boutons de Louis Pergaud ; de se frotter aux gitans des albums d’Hergé ; d’entrer dans « Hansel et Gretel » avec cette Maison-du-bois ; de prendre une leçon de littérature avec Mme Crommelynck ; à l’ombre de la guerre des Malouines, dans laquelle est engagé le Royaume-Uni, sous l’ère Thatcher…
Autonomes mais liées, puisque ce qui nous posait question dans le premier chapitre trouve sa solution dans le dernier, titré lui aussi « Janus ». Cette circularité dont le pivot serait le septième des quinze chapitres, titré « Solarium » et dont l’entretien interrompu avec l’énigmatique Mme Crommelynck force Jason à composer avec ce qu’on lui reproche (pour reprendre le bon mot de Jean Cocteau) parce que c’est ce qu’il est, est en réalité une spirale. Cette tranche de la vie de Taylor est exemplaire, mais sera suivie d’autres tranches de vie, avec son lot de batailles et d’amertume, d’abattements et d’excitation, parce que vivre c’est monter un escalier et, marche après marche, tout est – presque – à recommencer.

David Michell nous plonge toujours in media res dans ces chroniques, et c’est souvent de manière abrupte qu’on passe à autre chose, alors qu’on aimerait justement en savoir davantage. Incomplète, elliptique parfois, cette manière de raconter nous donne cependant plus envie de continuer qu’elle ne nous coupe les ailes, à force de frustration. Et cela d’autant plus parce que c’est Jason Taylor qui nous relate sa vie, avec son style oral et familier, ses naïvetés et son humour, ses sentiments douloureux et ses pensées graves. On découvre la vie de Jason, dans ses errements et ses angoisses, de la même manière qu’il se découvre comme héros. Par petites touches.

Cet impressionnisme est saisissant de vérité, ne serait-ce que dans la cruauté des rapports adolescents. La référence dans le livre de Sa Majesté des mouches n’est pas gratuite. Le livre de David Mitchell part du même constat sur la nature de ces petits hommes. Difficile de se faire un nom dans une société sexiste, où il y a les filles que l’on désire et les garçons qui doivent nous adouber. « Tu vas au ciné avec ta maman ! a dit Gary Drake. Tu ne mérites même pas de vivre. On devrait te prendre à un arbre », « c’est plus facile de changer de couleur d’yeux que de changer de surnom », « mon slip rouge porte-bonheur était au sale, alors j’ai opté pour celui jaune banane. On n’avait pas EPS, ça irait » ne sont que quelques citations d’un univers masculin très dur, plus universel que simplement associé à l’univers rural de Jason Taylor, et où lire des livres est « un truc de filles ». Bref, il faut être un barbouze pour mériter la rebelle Dawn Madden – ou une autre au nombril apparent.

Il faut trouver sa place parmi ses camarades (qui vont des caïds au souffre-douleur en passant par le Foireux) et aussi dans sa famille. Entre des parents qui se déchirent et une sœur dont les interdits sont une distance, il faut également trouver les mots pour se dire et le courage de ne pas se taire. Ce qui m’a particulièrement touché dans ce roman, ce sont les difficultés d’élocution de Jason, avec les multiples commentaires qu’il fait des mots retenus, au moment même où ils le sont. C’est terrible et honteux de ne pas pouvoir s’exprimer et ce manque a d’inquiétantes incidences :
"Je me demande bien ce que je pourrais faire comme métier plus tard. Certainement pas avocat, c’est sûr. On ne peut pas bégayer au tribunal. Ni en classe, d’ailleurs. Mes étudiants me crucifieraient sur place si j’étais prof. Il n’y a pas beaucoup de boulots où on n’a pas besoin de parler (…) N’empêche, la solitude, il faudra bien que je m’habitue. Quelle fille voudrait sortir avec un bègue ? Ou même danser ? La dernière chanson de la grande boum de Black Swan Green finirait avant que je réussisse à cracher Est-ce que t-t-tu veux d-d-d-d-d-danser. Et si jamais je bégaie le jour de mon mariage et que je n’arrive même pas à dire « Oui » ?"

« Le Pendu aimait bien les mots qui commencent par Y, aussi, mais depuis un moment, il leur préfère la série des S. C’est une mauvaise nouvelle. Allez jeter un œil dans n’importe quel dictionnaire et regardez quelle est la plus grosse section : c’est celle du S. Il y a au moins vingt millions de mots qui commencent par N ou S. La deuxième chose que je crains le plus après le déclenchement d’une guerre nucléaire par les Russes, c’est que le Pendu s’intéresse aux mots commençant par J : si jamais ça arrivait, je ne saurais même plus dire mon propre prénom. Il faudrait alors que je fasse officiellement la demande pour en changer, mais papa ne voudrait jamais.
La seule ruse qui marche avec le Pendu, c’est de toujours penser une phrase à l’avance, et si on voit qu’il y a un mot qui fait bégayer, on change la phase pour ne pas avoir à l’utiliser. Bien sûr, il faut savoir le faire sans que la personne à qui on parle s’en rende compte. Je regarde pas mal dans les dictionnaires, ça aide à plonger sous la vague, mais il faut se rappeler qui on a en face de soi (si je parlais à un autre garçon de treize ans et que j’utilise le mot « mélancolique » pour éviter de buter sur « triste », par exemple, tout le monde se moquerait de moi, parce que les enfants ne sont pas censés utilisés des mots d’adultes comme « mélancolique ». Pas au collège public d’Upton-upon-Severn, en tout cas). »

Cette difficulté à parler, à se montrer tel qu’il est aux autres, s’accompagne de la création de deux démons qui le contrôlent : le Pendu, symbole de cet achoppement langagier, et le Minable, moteur de sa couardise. Jason devra donc affronter ses démons et se rendre au fond des forêts, lieux des épreuves, pour être un argonaute et conquérir sa toison d’or… S’extérioriser pour ne pas se laisse enfermer, voire mourir. C’est peut-être aussi ça qu’il faut comprendre avec ces doubles, ces jumeaux, ces fantômes dont on a trace dans le roman, ne serait-ce qu’à travers les palimpsestes manqués du Pendu et du Minable. Janus implique de ne pas regarder uniquement dans une direction, de ne pas se laisser enferrer dans son « petit moi » Changer sa façon de voir, c’est changer sa vie...

David Mitchell, avec Le fond des forêts, nous offre plus qu’un livre sur l’adolescence, ses émois et leurs atermoiements. Il nous montre la vie, dans ce qu’elle a de plus vivace, de plus dur et de plus encourageant, grâce à une polyphonie et un réalisme efficaces.