Traduction (!!) de Bernard Hoepffner
Deux raisons m’ont poussé à lire cet ouvrage. La première vient de la référence à Robert Burton et à son Anatomie de la Mélancolie, acheté lors de l’importante exposition au Grand Palais en 2005/2006 : Mélancolie, génie et folie en occident. La seconde vient du thème lui-même : le corps ; puisqu’il s’agit, là, non de faire « l’anatomie d’un état d’esprit » mais de « spiritualiser l’anatomie ». Shelley Jackson, écrivain américain née en 1963, est d’après Robert Coover l’un des talents les plus mûrs et originaux de sa génération. Originale, on veut bien le croire puisqu’elle tatoue sa nouvelle Skin au rythme d’un mot par corps… Il y a , d’ailleurs, six mots en France et la carte des corps est visible sur son site.
Reprenant la théorie des humeurs, elle divise son ouvrage en quatre catégories (cholérique, mélancolique, flegmatique, sanguin) et dans chacune de ces humeurs nous donne à lire, à chaque fois, trois nouvelles, centrées sur l’autonomisation d’un résidu de nos corps : œuf, sperme, fœtus, cancer, nerf, godemiché, phlegme, cheveux, sommeil, sang, lait, graisse. Cet ensemble est précédé d’un préambule, consacré au « Cœur noir », ce cœur qui semble gauchir « tout ce qui l’entoure » et dont les secrets attirants sont davantage assurés par une fine stratégie « rechercher la parfaite défaite ». Mais laissons-là la métaphore, on aura compris à la lecture des douze textes que les histoires d’amour ne sont pas simples, que la solitude et la cruauté côtoient le désir. Le corps parle contre nous, désavoue et présente la nudité, cruelle, des rapports humains.
Au début, j’étais, il est vrai, un peu circonspect. J’avais lu quelques pages, feuilleté quelques pages, ici ou là, et m’apprêtais à être déçu de mon choix. Mal m‘en a pris. C’est un livre à parcourir la jubilation aux lèvres.
En face de nous, des « résidus », dont on se plait à rappeler leur croissance, c’est–à-dire leur indépendance. Tous ces résidus n’en sont pas et existent en tant qu’entités différentes. Qu’ils soient domestiquées (sperme), qu’ils résistent à la compréhension (l’œuf), qu’ils envahissent notre intérieur (graisse, cancer), ce sont des personnages. Et tous tissent notre relation aux autres ou vis-à-vis de nous-mêmes, et vis-à-vis aussi de notre propre corps, à l’image du « phlegme » qui règle la communication. Mais s’il y a bien du sens, une signification à donner au godemiché ou au lait, à l’œuf, au cancer, Shelley Jackson ne construit pas pour autant des « allégories ». Il y a de cela, mais il y a plus. Son écriture transcende cette utilisation simpliste des excroissances, parce que sa langue est polymorphe.
La métamorphose de ces excroissances a lieu dans des récits ou dans des notices scientifiques, avec toute l’apparence qu’elles peuvent prendre, tout l’appareil de ces traités anciens, avec des citations d’auteurs grecs ou latins, des incursions ethnographiques, un « Index », des « Appendices », des « notes », qui sont autant de suivis naturalistes. La référence à Aulu-Gelle n’est pas non plus fortuite, Nuits attiques de ce dernier est une somme encyclopédique sur l’Antiquité, où se mêlent littérature, arts, philosophie, sciences naturelles... Avec humour, Shelley Jackson discourt sur le godemiché : les différentes apparitions, les matières et textures, les coutumes, les couleurs, les catégories… Comme s’il s’agissait d’autre chose qui pouvait ne rien à voir avec ce que c’est, en réalité. Oh, bien sûr, le lien est souvent facile à effectuer, ainsi on a la référence à l’épée Excalibur qui sort des eaux, celle du prince charmant, cette fois plus érotique que platonique… ou encore la rêverie de la Princesse de Clèves, qui tord le cou à toute pensée chaste.
Le lait est ainsi décrit autant que raconté grâce à des extraits du Guide de Conversation de l’écrivain du Ciel : caractéristiques physiques, couleur, action, chute de lait avec comme point de départ la confusion eau/lait et les nuages. Le lait remplace l’eau dans la cosmologie traditionnelle grecque et l’on voit bien où veut en venir Shelley Jackson : construire une sorte de mythologie du corps, avec toute ce que cela peut comporter de sacré. Rendons grâce, car ceci est mon corps.
Cette entreprise, si sérieuse qu’elle apparaisse, se lit avec délectation grâce au ludique pastiche des traités scientifiques d’alors, grâce aussi à ce trouble qui nous fait chercher des allusions, décrypter attentivement cette prose dense et subtil. On cherche un rapport, on le trouve, on le perd, on oublie, on se laisse porter par l’histoire, par ces métamorphoses, on retrouve un lien à moins qu’on ne nous surprenne, on glisse d’une figure à une autre… La disparition de ces corps comme résidu devient même si totale que Shelley Jackson compare ce godemiché aux parties d’un homme, contre toute attente. Ce retour aux sources est tout aussi amusant, et naïf, lorsqu’on parle de ces soi-disant nuages qui laissent « tomber un liquide froid, sans goût, non-nutritif » : l’eau. Parfois cependant, le résidu nous semble étranger. La nouvelle « Nerf » ne m’a pas parlé. Je suis resté hermétique. Parce que je n’ai pas su voir ou parce que j’ai trop cherché à voir ? Je ne sais pas, je suis resté hermétique -- et la réside la réussite de l'auteur : avoir fait oublier la dépendance de ce résidu. Parfois il faut relire des passages afin de vérifier qu’on a bien lu, qu’on a le code. Il en va ainsi de la fin de « lait », véritable mode d’emploi masturbatoire, tout en délicatesse et en poésie. Puisque la poésie naît du trouble et des métaphores vives.
A côté de ces pseudos essais scientifiques se déploient de véritables narrations, de véritables drames, où la fantaisie se mêle au fantastique : il en va ainsi de l’œuf qui croît, de la structure cancéreuse qui s’installe à demeure dans une maison, du fœtus qui flotte dans le ciel, comme un extra-terrestre, de cette graisse qui tombe qu’il convient de racler dans les maisons, les palaces ou les taudis… Au terrible cancer répond le cruel abandon de la femme obèse, au mal être d’Imogen, qui porte son œuf et attire à sa suite, comme le joueur de flûte de Hamelin, une « étrange cohorte », répond la triste vie, non dénuée de lumière saphique, de la « pêcheuse de sang » qui nettoie les dessous sanglants de Londres…
Ces « résidus », ces excroissances, ces substitutions de nos corps, ne sont aucunement glauques ou sordides. La Mélancolie de l’Anatomie est d’une grande inventivité, d’une grande virtuosité langagière et il joue magnifiquement bien de l’ambiguïté de notre corps : Il ne nous appartient pas.
"Le cancer a grandi à une vitesse invraisemblable. Au début, je l’ai regardé avec curiosité, presque avec affection. Près du centre, il s’est ballonné et est devenu aussi solide que de la viande. Les branches se sont divisées encore et encore. C’était une étoile de mer aux bras fourchus, un flocon de neige animal.
Je n’en ai parlé à personne. Un jour, la voisine est venue me demander de maîtriser mes haies. C’était une femme nerveuse dont le visage était trop vieux pour sa chevelure. Sa fille l’accompagnait, cette petite créature blonde avec qui j’avais essayé de me lier d’amitié. L’enfant ne me prêtait aucune attention mais gardait le regard fixé dans la direction du salon. J’ai intercepté son regard par instinct, pas du fait d’une crainte que j’aurais pu nommer."