Les médecins sont arrogants, plein de fric, s’en fichent des patients et sont de droite pour la plupart. Voilà, paraît-il, ce qu’on penserait des disciples d’Hippocrate. Et ce n’est pas les pièces de Molière qui nous feraient changer d’avis, puissante satire de la médecine de son époque. Ni la nouvelle de Jules Verne, intitulée Frritt-Flacc, dans laquelle le médecin Trifulgas est un sans-cœur, un égoïste, un cupide et un impie : il trouvera donc une juste mort et personne ne le plaindra. Pourtant, au XIXème siècle, Balzac et son Médecin de campagne réhabilitent la figure du médecin et le place à côté du prêtre. Ce siècle est celui du progrès, d’une confiance tout à la fois en la science et en l’homme. Et d’une certaine manière, cet ouvrage de Victor Cohen Hadria, dont l’histoire se passe dans la campagne normande du XIXème siècle, se place dans cette perspective.
A dire vrai, cela ne m’a pas semblé aussi évident. Je me suis demandé assez longtemps pourquoi ce livre avait été écrit et ce n’est que dans le dernier tiers du roman que quelque chose m’a interpellé. Peut-être parce que la mention de Maupassant, à la quatrième de couverture, me promettait autre chose ; peut-être parce que le dispositif narratif n’induit pas tant une histoire, des intrigues, que la révélation progressive d’un autoportrait : celui du médecin Le Coeur. Cet ouvrage est divisé en deux parties. La première est constituée de la correspondance entre le médecin Le Coeur et le médecin-major Rochambaud, et de celle du soldat Délicieux et de sa famille, qui ne savent ni lire ni écrire, les deux médecins jouant le rôle d’écrivain public. La deuxième est le journal intime du médecin Le Coeur sur la même période : 1859 et sur trois saisons : hiver, printemps, été.
Au fond, ce qui se passe dans la vie des campagnards n’est pas si important ; ou, du moins, elle ne l’est que parce qu’elle permet une observation, une analyse, sociologique, métaphysique, philosophique… Ainsi dans la première partie, les deux médecins se comportent un peu comme dans la Dispute de Marivaux : « Nous allons bien voir ce qui va advenir ». Permettant au soldat Délicieux de correspondre avec sa Louise, ils se bornent à transmettre les lettres et à commenter le devenir de cet amour méandreux. Ce faisant, un constat d’impuissance se fait jour puisque le médecin-major Rochambaud renonce à comprendre « le comportement des hommes, leurs souffrances, leurs contradictions ». Les mystères des hommes et de leur corps amoureux sont impénétrables, en quelque sorte.
Le corps amoureux : cette expression est probablement la clef de ce roman, porté par la question de Le Coeur après sa rencontre avec Silvia di Maradi e Vincenzi : « que désirer de plus ? Etre aimé peut-être ? » Cette tension entre désir et amour, sexe et âme, est au centre des interrogations de notre médecin de campagne, veuf depuis trop longtemps et sollicité par les conjugaisons féminines. En même temps que Brutus Délicieux, le bien nommé, succombe au « feu du ventre » tout comme son père et son grand-père, il se sent attiré par ce déchaînement charnel. Nous ne sommes pas plus dans un appétit sexuel, à l’atavisme naturaliste de Zola, que dans un cliché sur celui du sexe fort. Ici, Le Cœur explique que le violent désir est un antidote à la mort et un destin. Le corps, c’est la vie. Il faut préciser que Le Cœur travaille sur le traité suivant : Cause de la rage et moyen d’y remédier pour l’amour de l’humanité et qu’il n’ignore pas que « la médecine est bien près du sexe ». Il pense, en tout état de cause, que la rage est due à une contention sexuelle.
Ce point de vue entre, évidemment, dans un débat plus large et questionne la légitimité du médecin en tant qu’expert. Trois figures de « guérisseur » sont en effet présentes : le sorcier, le médecin et le prêtre. Si le sorcier et le prêtre sont des ennemis de la science, le médecin Le Cœur a une réelle sympathie pour ces deux « guérisseurs » parce qu’il est, au fond, humble dans sa pratique de la médecine. L’idée thérapeutique « veiller à ne pas nuire » est bien symbolique du savoir de son impuissance face à la fatalité et au décharnement : « Que dire face à la mort convulsive et brutale des femmes, des enfants, des vieillards ? Qu’exprimer lorsque, sans souci du lendemain, on doit entrer dans des lits-cages puants de miasmes et de suées, pour ausculter des sujets qui ont déjà l’odeur de la charogne ? D’autant que, loin d’être le démiurge que l’on croit, le médecin est fait de sang et de fluides, et peut céder aux tempêtes des dérèglements de l’organisme.» « Je doute que cela lui aurait sauvé la vie, mais j’enrage tout de même », écrit Le Cœur lorsque le remède commandé arrive après que la patient est mort. Mélange d’amertume, d’espoir et de colère. La devise du médecin pourrait être semblable à l’aphorisme de Charles le téméraire : Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer.
Le médecin sous la plume de le Coeur prend vaguement la figure d’un saint laïc. D’abord parce qu’il rejette l’idée d’une puissance supérieure de type divin, préférant un « bon vieux paganisme qui regarde les choses et les êtres dans un salubre mouvement perpétuel », ce qui lui fait dire qu’il n’est pas « plus de courtisanes que de saints [religieux] en ce monde », puis parce que « ce qui est effectué pour l’amour de Dieu, [lui] il le fait par affection pour l’humanité ». Le Cœur va même plus loin en indiquant que le prêtre Bucard est « altruiste parce que sa complexion est telle et non de son établissement ». La religion ne fait pas le soignant. Le passage de témoin entre le prêtre et le médecin est perceptible lorsqu’on peut lire que la misère est « une chose sacrée » ou quand on sait que Le Cœur ne considère pas les « patients comme les marches d’une ascension ».
En quête de reconnaissance, le médecin accède donc à une place importante dans la société. C’est ainsi que Le Cœur se déplace dans les procès, pour juger, par exemple, de la folie des sœurs Rodon, accusées d’avoir assassiné leur mère. C’est ainsi qu’il tient le même discours que Jean-Jacques Rousseau contre la maltraitance qui produit des criminels. Il ne soigne pas uniquement les individus, il s’occupe du corps social. Ce n’est donc pas une coïncidence si lors de sa venue, à Paris, pour participer à une Commission sur les épidémies, Le Cœur découvre le chemin de fer et le sandwich, inventions modernes. Molière et la noblesse font définitivement partie de l’Ancien Régime.
Tout comme Lorenzaccio qui soulève la robe de l’humanité, le médecin major Rochambaud connaît « la puissance des hallucinations » lorsqu’il voit l’admirable mécanique des corps, sous les uniformes de la campagne d’Italie, brisée sur le champ de bataille, le médecin Le Cœur passe d’une jambe écrasée à un grand brûlé, d’une tumeur à une typhlite... Cette désillusion en fait des moralistes dans la grande tradition de La Rochefoucauld. Ainsi lit-on qu’il n’est « guère agréable de se découvrir ces instincts animaux que l’on méprise chez les autres », qu’il « faut se méfier des puissants. » ou que « nous sommes dans le chacun pour soi ».
« Notre profession est à la fois le refuge des pires égoïsmes et des plus imposantes forces d’âme, le choix de la route appartient à chacun. Je ne suis pas sûr que notre confrontation permanente avec la réalité souvent absurde du destin des hommes ne nous entraîne pas plus sur le sentier de la lassitude que celui du sacrifice. » Cette dernière citation du médecin Le Cœur, lucide sur la réalité de sa profession, mais surtout des hommes, me fait penser au livre de Frédéric Lenoir, titré Le Christ philosophe, dans lequel on voyait les dérives de l’Eglise et le besoin purificateur des ordres monastiques. L’association vaut ce qu’elle vaut mais il me semble qu’elle peut avoir sa place dans la réflexion sur les médecins. Premièrement parce qu’elle permet de dire à nouveau que les médecins ont remplacé les prêtres, comme un décalque. Deuxièmement, parce que ce remplacement n’est justement pas sans poser problème. La religion prépare l’homme à la mort, la médecine essaye de le maintenir en vie.
Depuis que Dieu a été proclamé mort dans nos sociétés, rien ne l’a remplacé ; les grands Récits idéologiques se sont effondrés eu milieu du XX ème siècle, et nous sommes entrés dans une ère du soupçon généralisé. La médecine n’y a pas échappé ; et même si elle est toujours considérée, elle ne s’en trouve pas moins fragilisée. La perte de spiritualité entraîne la hantise de la mort, le mal être du vieillissement. Les conséquences : le culte de l’apparence, le jeunisme. Le symbole de cette relativité ? Internet, avec le savoir médical qui permet de se croire « expert » ou de moins faire confiance aux experts.
Dans Les trois saisons de la rage, Victor Cohen Hadria relate les méandres d’une vie d’un homme, d’une vie de médecin. Les replaçant sous les auspices d’une tragique Nature, il avance toute la grandeur et la difficulté d’être médecin dans ce XIX ème siècle, pourtant triomphant pour la science. Ce faisant, il met le doigt sur le hiatus, pourtant à venir, entre les patients et les médecins et génère de fait une incompréhension, que mes clichés d’introduction agitaient. Au fond : se mettre à nu pour le salut de son âme face à son confesseur n’est pas angoissant ; se mettre à nu devant son médecin est infantilisant. Quand la notion de sacré a disparu, la confiance est probablement difficile à maintenir. Pourtant, j’aime à croire que la vie, le corps, la solidarité, portés haut par le médecin le Cœur, porte justement la marque d’un sacré et j’intitule donc cette chronique : « Défense et illustration du médecin ». Ce saint laïc, avec tout ce que les sacrifices comportent, justement, de lassitude.
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