"La porte s’est ouverte avec une facilité déconcertante. Ça a été mon premier motif de satisfaction, le premier depuis bientôt trois mois, en fait — pas seulement parce que la porte était ouverte, mais aussi parce que j’avais réussi à l’ouvrir si facilement. Je me suis dit intérieurement : pour quelqu’un dont ce n’est pas la profession, tu te débrouilles plutôt bien. Parce ce que ce n’était pas évidemment ma profession (du moins pas encore), de m’introduire de nuit et illégalement chez les gens, de forcer des portes (en vérité, il ne me semblait même pas l’avoir véritablement forcée, tant elle s’était ouverte aisément). Je me suis dit : tu as une réelle aptitude à apprendre (et à apprendre des choses difficiles), dans un contexte pédagogique quasiment nul — parce que personne ne m’avait jamais enseigné à forcer les portes, je l’avais appris tout simplement en regardant des films à la télévision."
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« Ce n’est pas seulement elle, ai-je fini par dire au vieux monsieur, c’est le monde que j’ai perdu. » Je pourrais m’arrêter là, car, en guise d’explication, rien ne vaut la littérature elle-même, et c’est ainsi qu’il faut comprendre l’épigraphe du recueil Une vie ordinaire de Georges Perros : « La préface est à l’intérieur ». Le seul problème, c’est que cette première citation est issue du roman Ce qui est perdu et non de La chaussure sur le toit. Comme je dois donner mon point de vue sur La chaussure sur le toit, c’est un peu embêtant et je vais devoir biffer ce début... Encore qu’en réfléchissant un peu, entre un personnage qui se fait jeter par son amie et une chaussure qui se trouve sur un toit, on a sans doute plus de ressemblances que de différences. « Être à la porte » semble en effet être une marque de fabrique de Vincent Delecroix, depuis son premier roman, justement intitulé A la porte. Et puis, de toute manière, le pronom personnel, « elle », peut tout aussi bien représenter la chaussure qu’une femme, et comment vivre dans le monde avec une seule chaussure ? Comment ne pas claudiquer quand on n’a pas deux chaussures à ses pieds ?
Une chaussure et dix narrateurs. Oui, dix narrateurs. Dix explications du mystère, de ce qui constitue, à première vue, un micro événement et qui génère, ainsi qu’une boule de neige, un récit. Dix histoires en fin de compte. Surtout si l’on comprend que ce n’est parfois pas la même chaussure qui se retrouve sur le toit et qu’il y a donc autant de chaussures que de narrateurs. L’enjeu n’est donc pas tant de connaître les circonstances de cette apparition mais bel et bien d’interroger l’abandon, de mettre en évidence cet isolement. La solitude, dans ce roman, est présente ne serait-ce qu’à travers ces dix points de vue, ces dix histoires, qui nient de manière solipsiste tout autre explication que celle qu’elles avancent. Cette irréductibilité se poursuit également dans le langage des narrateurs, à l’idiome très différencié : ainsi la jeune fille noire est plus lyrique, le chien plus mélancolique, la vieille femme plus alerte, le cambrioleur plus innocent… La réalité, en somme, c’est la pluralité des mondes. Et l’on retrouve ici cette idée d’espace, de lieu d’où parle un narrateur, un locataire de l’immeuble. Dans ces différentes explications, si la chaussure qu’on s’attend à voir balancer sur le toit constitue la chute des nouvelles, passe également une constellation de solitudes. L’enfant et l’adulte, l’ex-petit ami qui joue au cambrioleur, la jeune fille amoureuse et l’immigré (sans papiers) envolé, le chien et son maître d’écrivain, la vieille dame de quatre-vingts ans qui accueille un jeune homosexuel, chez elle, sous l’œil désaprobateur de son drôle de neveu, ou encore un candidat au suicide… Solitudes accentuées, parfois, par la présence dans chacune des narrations des autres narrateurs, mais sans que cette occurrence soit réellement importante ou développée, et proclamant un peu plus le cloisonnement. Terminons par la chaussure elle-même, celle qui a perdu son double et qui, implacablement, pose la question dérangeante de sa solitude, de son unicité. Trouver son identité, c’est avouer que les murs s’éloignent et ne toucher que le vide, en quelque sorte.
Le caractère fuyant d’un éventuel lien entre les hommes est remarquablement traduit par les glissements, les surprises, les chutes narratives. Ainsi, au début des chapitres, on ne sait pas forcément qui parle ou de qui l’on parle. Progressivement, on élabore des hypothèses, parfois confirmées, d’autres fois infirmées et nous renvoyant à nos chères études : on croit que le cambrioleur est un peu naïf puis finalement on sait que c’est l’ex de la maîtresse de maison ; on pense que les deux hommes sur le toit sont des cambrioleurs puis finalement on apprend qu’ils viennent chercher le fusil à pompe de leur camarade, abandonné sur le toit, avant un braquage de banque… Parfois la surprise est plus tragique, comme dans « Le Syndrome Conte de fées » ou « Explication de ma disparition ». On est même dans l’ironie tragique. Rien d’étonnant à cela : il s’agit de traquer la vérité et de déjouer les illusions, d’enlever pelure après pelure le manteau de l’oignon…
De Dieu, en somme. Et je ne dis pas ça en pensant à la secte des Adorateurs de l’oignon, fondée par frère Thomas en 1952. Cette chaussure permet bien à Vincent Delecroix de nous parler de Dieu. Évidemment, dit comme ça, cela paraît trivial, mais ce prosaïsme est peut-être l’ambition de ce roman. On ne peut nier que la question divine n’est pas agitée dans ce roman. Le premier chapitre nous parle d’un ange et le dernier s’intitule « le saut de l’ange ». La boucle serait bouclée et l’on sait que le cercle est le symbole de l’Infini. Mais allons plus loin, Vincent Delecroix a, ne l’oublions pas, écrit un livre qui s’intitule Les preuves de l’existence de Dieu, recueil de textes où « chacune des voix cherche malgré tout, malgré leurs perpétuelles dénégations, l’existence de ce qui nous sauverait de cette solitude irréparable ». Dans le roman qui nous intéresse, ce n’est pas Dieu qu’on semble vouloir approcher mais l’origine de cette chaussure sur notre toit, au-dessus des hommes. Beau trompe l’œil. Le dernier des chapitres, qui suivent dans ce dédale narratif un fil métaphysique, nous donnerait une piste sérieuse pour les associer, puisque le futur suicidé multiplie les références christiques : « il faut bien qu’un individu soit sacrifié par génération » ; « quelle est la Bonne Nouvelle ? » ; « que faut-il donc être pour porter ce poids ? Car rien n’est plus lourd que celui de l’absence. Et pourquoi moi ? Pourquoi est-ce moi qui ai à assumer la solitude du monde entier ? » … Trouver l’origine de cette chaussure, c’est donc trouver un sens à notre condition. Si le Roquentin de Sartre avait son galet, Vincent Delecroix choisit, lui, une chaussure pour sa modélisation métaphysique…
Soyons bien attentifs. Dans le chapitre « Explication de ma disparition » un présentateur de télévision connaît une crise existentielle en entendant une voix impérieuse et dit ceci : « la question de savoir qui avait parlé était peut-être futile. Essentielle, en revanche, était celle de savoir à quoi j’aspirais ». Exit alors cette idée d’origine ; seul compte ce qui va advenir, non parce qu’elle serait inaccessible, mais parce que l’essence suit l’existence… Montaigne est d’ailleurs le philosophe fondateur du présentateur : « Montaigne a été le premier homme à me parler – et il reste d’ailleurs le seul homme avec qui je parle. » Dans le chapitre « L’élément esthétique », le peintre renonce aussi à toute explication de la chaussure en parlant de « présent absolu » et d’un « événement dans le non-événement de cette présence ». L’explication se dilue dans la contemplation de la chaussure, cerné par le cadre de fenêtre. Contempler cette chaussure ne serait que dénoncer l’imposture qu’est Dieu et mettrait à mal les outre mondes, dont nous parle tant le philosophe Clément Rosset, depuis La Philosophe tragique et Le réel et son Double : essai sur l’illusion, et dont j’aime à penser que Vincent Delecroix se fait l’écho avec ce « songe qui faisait un songe de ma vie réelle ».
C’est sans doute pour cela qu’il n’y a qu’une chaussure sur le toit, et non pas deux, et c’est sans doute pour cela que le candidat au suicide décide de ne pas se jeter du toit et préfère laisser une de ses deux chaussures, dénonçant par cette parodie ridicule la comédie métaphysique, définitivement percée et dépassée. Il comprend alors que ce que demande le peuple ce sont des jeux. De la fiction. Des fables :
« J’ai dénoué ma chaussure et je l’ai posée sur le rebord de la gouttière pour que la trace reste, pour que le signe soit là, pour qu’ils sachent, tous, que quelqu’un, cette nuit, avait veillé sur eux et qu’il en était ainsi tous les jours, pour que, en se réveillant le matin et en la découvrant, ils puissent inventer toutes les histoires qu’ils voudraient afin de se divertir de leur solitude, afin de se convaincre - au moins pour un temps -, par les histoires qu’ils auraient inventées, qu’ils n’étaient pas si seuls, afin qu’au moins, dans ces histoires, ils puissent en parler. »
Et Vincent Delecroix nous en a offert des histoires, des « bonnes nouvelles », en Shéhérazade qui lutte contre la mort ! « Il faudrait écrire les récits possibles qui pourraient expliquer sa présence sur le toit et aussi les effets que sa présence produit. C’est ça saturer l’explication. » Mission réussie pour « montrer ce qui n’est pas, ce vide de sens ». Cette saturation est manifeste avec ces clins d’oeil aux autres chapitres, à d’autres personnages, avec ces mises en abîme, les emboîtements narratifs. Cette tendance spéculaire se prolonge par les nombreuses références culturelles (en dehors de celles qui, nombreuses, proviennent de la philosophie). Le chapitre « L’élément tragique » utilise, par exemple, la mythologie grecque : trois amoureuses pour les trois déesses qui se querellent au sujet d’une pomme d’or, des personnages s’appelant Ulysse, Philoctète ou Néoptolème, fils d’Achille, des allusions à la guerre de Troie. Celui du « Le Syndrome Conte de fées » se place dans l’univers merveilleux de Cendrillon, créature que la mélancolie de Vincent s’efforcera de retrouver en faisant essayer, dorénavant, l’escarpin doré à toutes ses conquêtes. Cette saturation du déjà lu se retrouve aussi dans l’élément comique, cet humour, discret mais bien palpable, qui donne encore un peu plus de profondeur, de consistance au roman, comme « Sous l’impulsion de Montaigne, j’ai aussi repeint le plafond de mon appartement. » ou « Mon neveu est passé du côté de la loi, depuis qu’il a une voiture de crédit ». Cette amplitude achève de rendre grâce au langage et à son filtre artistique - jusqu’à la dernière ligne : pirouette qui lie juxtaposition narrative et linéarité philosophique à cette idée qu’est l’évanouissement du sens. Ou suspension du sens.
Rien d’austère dans ce roman La chaussure sur le toit, rien de déprimant non plus. Seulement quelque chose de réfléchi et de plaisant. « Nous avons l’art, pour ne pas périr de la vérité » nous écrit Nietzsche. Et Vincent Delecroix a remarquablement réussi son ouvrage. Histoires d’hommes et de femmes, réflexion sur la condition humaine, humour et culture (l’auteur raconte également avec humour la vie des philosophes dans la revue Décapage), l’ensemble réussit à nous divertir de la solitude. Et en la nommant, il contribue aussi à créer une sorte de « communauté » de lecteurs qui regardent et s’approprient le Livre, posé sur une table basse ou rangé sur une étagère, comme un remède à notre monde, « simple » et unique pour reprendre Clément Rosset, mais dont la solitude est épuisante. Raconter des histoires relève donc, à proprement parler, du « Secourisme » (titre d’un chapitre du roman). Dormez en paix, braves gens : la Littérature veille sur vous.
Et puis, maintenant, je me dis que la chaussure, c’est aussi Vincent Delecroix. Et que c’est aussi nous. Chacun d’entre nous. Et plus j’y songe, plus je me dis que Vincent Delecroix est fort, très très fort. Oui, c’est vraiment idiot une chaussure sur un toit. Très singulier !
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